Le Liban, son peuple, ses chefs religieux et sa classe politique ne sont pas restés indifférents au déroulement de la révolution iranienne. Bien au contraire, ils ont accompagné avec force, pour une partie d’entre eux, la chute du chah Mohammad Reza Pahlavi, son départ définitif d’Iran, le 16 janvier 1979, et le retour d’exil, le 1er février de la même année, du guide de la révolution islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeyni. Et ce, depuis Beyrouth jusqu’à Baalbeck, en passant par la banlieue sud de la capitale. Retour sur une année riche en réactions, déclarations et manifestations sur une scène libanaise divisée, qui constitue un tournant crucial dans l’histoire du chiisme politique au Liban et montre combien les Palestiniens du Liban, soutenus brièvement par les mouvements de la gauche libanaise, ont mis leurs espoirs dans cette révolution qui a écarté du pouvoir un allié d’Israël.
Rappelons-le d’abord, la révolution iranienne se déroule à une période délicate pour le pays du Cèdre, sous la présidence d’Élias Sarkis. Les régions chrétiennes de Beyrouth et de sa banlieue viennent d’être mises à feu et à sang par l’armée syrienne, de juillet à octobre 1978. De son côté, l’armée israélienne bombarde intensivement le Liban-Sud, en représailles à des tirs de roquettes palestiniennes sur le nord d’Israël qui font des dizaines de victimes. Plus de 30 000 habitants du Sud sont contraints à l’exode, parmi lesquels 20 000 Palestiniens. Parallèlement, la ligne de front qui divise Beyrouth s’embrase. Et un cadre palestinien, Ali Hassan Salamé, alias Abou Hassan, est tué au Liban dans l’explosion de sa voiture, dans le cadre de l’opération Colère de Dieu israélienne. Les chiites du Liban, estimés alors à 900 000 âmes, sont eux aussi dans une situation difficile, rapporte L’Orient-Le Jour, le 8 janvier 1979, dans un édito de Issa Goraieb. Principalement installés au Liban-Sud, dans la Békaa, mais aussi dans la banlieue sud de Beyrouth, ils sont pris en étau « entre les chrétiens du Sud, les Palestiniens et l’armée syrienne ». Leur chef, l’imam Moussa Sadr, a disparu en septembre 1978 dans des conditions mystérieuses au cours d’un voyage en Libye.
Hussein Husseini rencontre Khomeyni
Deux semaines à peine avant le départ forcé du chah d’Iran, le 31 décembre 1978, une délégation du Conseil supérieur chiite quitte le Liban pour se rendre dans la commune française de Neauphle-le-Château où elle est reçue par l’imam Khomeyni qui y séjourne depuis le 8 octobre 1978. Au sein de cette délégation, un député de Baalbeck-Hermel, Hussein Husseini, également secrétaire général du mouvement Amal connu sous le nom de Mouvement des déshérités, rencontre l’imam pour la deuxième fois. « La conversation a d’abord porté sur la disparition de l’imam Moussa Sadr. Mais rapidement l’ayatollah Khomeyni m’a demandé ce que signifiait pour moi la révolution islamique d’Iran, se souvient pour L’Orient-Le Jour l’ancien président du Parlement. Je lui ai fait part de mon soutien à la révolution sur base de deux angles, d’abord en tant qu’Arabe qui proteste contre ce chah d’Iran allié d’Israël, ennemi des Arabes et du peuple palestinien, et ensuite comme musulman chiite qui soutient la majorité chiite iranienne dans sa révolution ». Khomeyni demande alors à Hussein Husseini si le fait que le chah soit un dictateur ne lui importait pas. « J’ai répondu oui, par principe, observe le député, car je suis convaincu de la nécessité de combattre l’injustice. Mais dans mon for intérieur, j’estimais que le chah n’était pas le seul dictateur dans la région, et que tous nos dirigeants le sont. »
Le ton était donné. Hussein Husseini incarnera durant plusieurs mois l’engagement de la classe politique chiite libanaise auprès de la révolution iranienne et de l’ayatollah Khomeyni. Quitte à désavouer l’ancien président Camille Chamoun et leader du Front libanais qui, en janvier 1979, peu après le départ en exil du chah d’Iran, faisait l’éloge du monarque déchu dans la presse libanaise et mettait en garde à la fois contre une guerre civile en Iran et un raz-de-marée communiste dans la région. « Une amitié liait Camille Chamoun et Mohammad Reza Pahlavi », rappelle M. Husseini. Mais à l’époque, il avait accusé le Parti national libéral de Camille Chamoun d’avoir été « financé et armé » par le chah d’Iran, notamment « pour diviser le Liban et fonder sur ses ruines un autre Israël ». Dans une déclaration à l’agence de presse Assouhoufiya, le 28 janvier 1979, le député chiite avait alors rendu hommage au peuple iranien qui, a-t-il dit, « a renversé le chah pour renouer avec son patrimoine historique et sa civilisation, après avoir failli les perdre ». Il reverra l’ayatollah Khomeyni à Téhéran, pour le féliciter. « Je présidais une délégation d’Amal et l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine une délégation du CSC. » Mais l’homme politique, qui considère le chiisme « comme une pensée destinée à combattre l’injustice », prendra ses distances plus tard à l’égard du régime iranien basé sur le vilayet el-Faqih, « car il accorde des pouvoirs absolus au guide suprême, sans lui demander des comptes », explique-t-il à L’OLJ. « Je garderai toutefois de bonnes relations avec l’Iran de Khomeyni », précise-t-il.
À la position libanaise chiite, se superpose celle du chef de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat, encore basée à Beyrouth à l’époque. En décembre 1978, l’OLP révèle déjà son « grand rôle dans l’entraînement et la fourniture d’armes à l’opposition iranienne ». Un mois plus tard, elle annonce de nouveau « travailler activement à la chute du chah, en soutenant l’opposition iranienne ». « La chute du chah entravera les projets américains dans la région, pendant au moins plusieurs années », promet-elle. Dans l’entourage de Yasser Arafat, on estime aussi que « quel que soit le régime qui succéderait à celui du chah, il ne pourrait qu’être bénéfique à la cause palestinienne ».
Un soutien populaire grandissant
Ces deux positions-clés seront le point de départ d’un soutien indéfectible, populaire, religieux et politique à l’ayatollah Khomeyni et à la révolution iranienne : chiite certes, mais aussi palestinien et de la gauche libanaise. Sauf que cette dernière déchantera vite en découvrant l’agenda religieux de la révolution iranienne, notamment ses intellectuels qui s’étaient enflammés pour ce qu’ils considéraient comme la première révolution populaire dans la région. Les manifestations se sont donc succédé dans la rue libanaise, à Beyrouth-Ouest, dans la banlieue sud, à Baalbeck et même à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). D’abord contre le chah, puis en soutien à l’ayatollah Khomeyni, elles n’ont cessé de réclamer, par le fait même, que la lumière soit faite sur la disparition de l’imam Moussa Sadr. Pacifiques au départ, elles ont rapidement vu l’apparition d’armes, et pas seulement légères.
La première grande manifestation d’appui à la révolution iranienne se déroule le 21 janvier 1979. Quelques milliers de personnes défilent ce jour-là à Beyrouth-Ouest, de Ras-el Nabeh à Ghobeiri. Brandissant des portraits de l’imam Moussa Sadr et de l’ayatollah Khomeyni, ils brûlent un mannequin à l’effigie du chah. Parmi les manifestants, on compte le député Hussein Husseini, le vice-président du CSC, Mohammad Mehdi Chamseddine, et le cheikh sunnite Mohammad Ali Jouzou.
Au lendemain du retour d’exil de l’ayatollah Khomeyni, des étudiants iraniens occupent l’ambassade d’Iran à Beyrouth et détruisent les portraits du chah, pour les remplacer par ceux du guide suprême de la révolution. Nous sommes le 2 février 1979. Les étudiants font le V de la victoire après avoir remplacé l’ancienne plaque de l’ambassade par une nouvelle plaque portant l’inscription : « Ambassade de la république islamique d’Iran à Beyrouth. » Les chiites du Liban célèbrent la victoire de la révolution islamique. Hussein Husseini salue « la vitalité de l’islam, comme moyen de combattre la tyrannie ». De son côté, l’imam Hassan Chirazi, un religieux iranien résidant au Liban, rend hommage « aux forces islamiques en Iran, qui maintiennent la sécurité intérieure ». Ce dernier, connu pour ses idées extrémistes, sera assassiné ultérieurement.
L’appel des dignitaires chiites libanais
Lorsque le mufti jaafarite du Liban, Abdel Amir Kabalan, invite la population libanaise à soutenir la révolution iranienne sous la conduite de Khomeyni, le 9 février 1979, 5 000 personnes se mobilisent à Baalbeck pour faire part de leur soutien à l’ayatollah Khomeyni et pour réclamer la libération de l’imam Moussa Sadr, sous les cris, « Vive Khomeyni ! Vive Sadr ! ». « Le Sud est au bord du précipice et nous attendrons l’aide de l’Iran, non parce que le peuple iranien est chiite, mais parce qu’il est musulman », lance le cheikh chiite, fustigeant par le fait même le roi du Maroc Hassan II (ami du chah) et le président égyptien Anouar Sadate (qui a signé en septembre 1978 les accords de Camp David).
Même les femmes s’enthousiasment et défilent le 17 février 1979, arborant le « mandil » blanc, depuis le rond-point de l’aéroport jusqu’à l’ambassade d’Iran. Le lendemain, 10 000 manifestants de la gauche libanaise et de la résistance palestinienne, communistes, socialistes, nassériens et groupes prosyriens, défilent à Beyrouth-Ouest, armés jusqu’aux dents, depuis l’Unesco jusqu’au stade municipal de Fakhani, pour célébrer la victoire de Khomeyni. « L’Iran aujourd’hui, la Palestine demain », scandent-ils, arborant des portraits de l’ayatollah Khomeyni, de l’imam Moussa Sadr, de Yasser Arafat, de l’ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser et du leader du PSP assassiné Kamal Joumblatt, tout en lançant des slogans hostiles à Israël et au président Sadate. L’événement verra la participation du secrétaire général du Baas, Assem Kanso, du numéro deux du Fateh, Salah Khalaf alias Abou Ayad, et du chef du PSP, Walid Joumblatt. « L’Iran est passé du camp israélien au camp arabe, et c’est une grande victoire pour la cause palestinienne. Elle doit servir d’exemple pour ceux qui agissent sur la scène libanaise », dit ce jour-là M. Joumblatt.
La proclamation de la République islamique d’Iran, le 1er avril 1979, sera célébrée par une foule de 50 000 personnes dans la banlieue sud de Beyrouth. À l’appel du mouvement Amal et d’un regroupement baptisé « Les khomeynistes au Liban », les manifestants envahissent les rues, parmi eux, des femmes arborant fusils d’assaut et foulards blancs. La foule scande « Il n’y a de Dieu que Dieu » et les haut-parleurs crachent des citations de Khomeyni, notamment : « L’acceptation par Sadate d’une paix avec Israël constitue une trahison envers l’islam. »
Le 4 novembre 1979, le conflit entre l’Iran et les États-Unis prend une tournure dramatique, avec la prise d’assaut de l’ambassade américaine à Téhéran et la prise en otage de 56 personnes. La rue libanaise chiite se mobilise une nouvelle fois en masse, assurant l’ayatollah Khomeyni de son soutien. D’abord le 14 novembre, au campus de l’AUB, où étudiants et leaders prokhomeynistes défilent ensemble. Enfin le 29 novembre, devant l’ambassade iranienne, avec son arsenal. Et ce n’était que le début...
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Note de la rédaction : 40 ans de révolution iranienne sous la loupe de « L’Orient-Le Jour »
Il y a quarante ans, l’Iran commençait à radicalement changer de visage. À modifier son ADN politique, social, culturel et économique. À transformer l’État impérial en théocratie – en république islamique. Le 16 janvier 1979, à la demande de son Premier ministre qu’il avait nommé un mois auparavant, Chapour Bakhtiar, le chah Mohammad Reza Pahlavi et la chahbanou Farah Diba quittent le palais de Niavaran, en hélicoptère, pour l’aéroport militaire de Téhéran, où les attendent leurs derniers collaborateurs et officiers restés fidèles. L’avion s’envole pour Le Caire, où le président Anouar Sadate attend les souverains déchus.
Par ce qu’elle a profondément métamorphosé en Iran même, par son impact sur le Moyen-Orient en général et sur le Liban en particulier, cette révolution iranienne qui fête aujourd’hui ses 40 ans reste sans doute l’un des quatre ou cinq événements majeurs de la région au XXe siècle. L’Orient-Le Jour, du 16 janvier au 2 février, partagera avec ses lecteurs les chapitres de ce livre loin d’être clos.
Au programme, des récits: les derniers jours du chah (racontés aujourd’hui en page 7 par Caroline Hayek) ; la révolution iranienne vue par les Arabes; les journées marquées par le retour de France de l’ayatollah Khomeyni et la prise de pouvoir par les religieux. Des portraits – ou des miniportraits: celui de Khomeyni, justement, que L’Orient-Le Jouravait déjà publié en 2017, et ceux d’artistes iraniens dissidents majeurs, toutes disciplines confondues. Des analyses et des décryptages : la genèse de la vilayet e-faqih en Iran et celle du Hezbollah au Liban; la révolution iranienne vue par les chiites libanais; comment cet événement a bouleversé le Moyen-Orient ; l’évolution des relations irano-américaines et celle du système révolutionnaire en quarante ans. Des témoignages d’exilés iraniens, des focus sur la réaction de la rue libanaise à l’époque, sur l’Iran et la cause palestinienne, et sur la fascination des intellectuels occidentaux face à cette révolution.
Bonne(s) lecture(s).
commentaires (13)
Il suffit de demander aux étudiants iraniens dans les différents pays où ils sont libre de parler
Bery tus
03 h 46, le 29 janvier 2019