Des étudiants iraniens franchissent le mur de l’ambassade américaine à Téhéran, le 4 novembre 1979, pendant la révolution iranienne. Photo AFP/Getty Images
« Marg bar Amrika » (« Mort à l’Amérique »), un slogan inscrit sur la devanture de l’ancienne ambassade américaine de Téhéran et toujours utilisé quarante ans après la révolution qui a chassé le chah Mohammad Reza Pahlavi et la création de la République islamique. Les Iraniens n’hésitent pas à le scander quasi spontanément lors de grands rassemblements ou lors de certaines prises de parole publiques de l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême iranien. De leur côté, les États-Unis et l’administration Trump aujourd’hui considèrent l’Iran comme un « paria » de la communauté internationale. Washington et l’ancien chah d’Iran ont pourtant vécu une relation quasi idyllique avant l’avènement du régime des mollahs.
Le souverain iranien utilisait sa relation avec l’Occident pour renforcer sa politique régionale, en particulier dans les domaines militaire et énergétique. Il avait par exemple obtenu le droit de faire fabriquer ses arsenaux militaires dans les complexes militaro-industriels occidentaux et les États-Unis avaient fourni à l’Iran son premier réacteur nucléaire de recherche. Pour Washington, la raison était surtout géostratégique. « L’Iran, au moment de la guerre froide, partageait une frontière commune avec l’URSS. Pour les États-Unis, une alliance avec l’Iran était donc une évidence. Par ailleurs, l’Iran est devenu un acteur de premier plan au Moyen-Orient depuis la découverte du pétrole au début du XXe siècle. Avant, il était plus un enjeu qu’un véritable acteur », explique Clément Therme, spécialiste de l’Iran à l’IISS (International Institute for Strategic Studies), contacté par L’Orient-Le Jour.
(Dans le même dossier : « Si le chah et moi devons mourir, ce sera en Iran »)
Le chah n’était toutefois pas complètement hostile au bloc de l’Est, malgré son alliance incontestable avec Washington. « L’histoire a démontré que le chah d’Iran était épris d’un certain “gaullisme”, avec un Iran indépendant des États-Unis malgré leur alliance. Cela ne faisait pas de lui le “pion” des États-Unis comme la propagande de la République islamique le dit aujourd’hui. C’est plus une caricature », poursuit M. Therme.
Jusque dans les années cinquante, le peuple iranien craignait surtout le grand représentant de l’Occident de l’époque : la Grande-Bretagne, notamment du fait de son occupation d’une partie de l’Iran avec l’Union soviétique jusqu’en 1941, mais aussi surtout de la mainmise sur le pétrole iranien à travers le consortium de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC). Les années 1950 voient néanmoins cette domination britannique disparaître et l’Occident changer de « leader », notamment entre 1951 et 1953, deux années où l’empire iranien connaît un chamboulement politico-économique de grande ampleur.
En 1951, le chef du « Front national », le nationaliste Mohammad Mossadegh, est désigné Premier ministre par le chah. L’une de ses premières décisions n’est autre que la nationalisation de l’AIOC. Fort de son succès, il réclame des pouvoirs plus étendus, mais le chah refuse et le renvoie. Un conflit éclate alors entre les deux hommes. Le chah, sous la pression populaire initiée par M. Mossadegh, est forcé à s’enfuir (une première fois) à Rome. Ne pouvant rester passifs vis-à-vis de leur allié, les États-Unis organisent en août 1953, avec l’aide du MI6 britannique, la première grande opération de déstabilisation d’un gouvernement étranger en temps de paix durant la guerre froide pour remettre le chah sur le trône du « Paon ». C’est l’opération « Ajax ». Elle marque dans le même temps le début de la tutelle américaine sur l’Iran après celle de Londres. « Pendant longtemps, le représentant de l’Occident décrié par les Iraniens a été la Grande-Bretagne. Mais après 1953, les Iraniens ont “changé d’ennemi” », explique Jonathan Piron, historien et politologue.
(Dans le même dossier : Khomeyni : l’opposant, le guide et le despote)
1953, l’année-clé
Après avoir retrouvé sa place, le chah règne dès lors en souverain autoritaire et absolu et opte pour un « despotisme policier » appuyé sur sa propre police, la Savak, assistée par la CIA et le Mossad israélien. Paradoxalement, son régime, dans la continuité de celui de son père Reza Khan, modernisateur de l’Iran à marche forcée à l’image de Moustafa Kemal Atatürk, demeure incontestablement éclairé. Il occidentalise l’empire, émancipe les femmes et souhaite réaliser, sous l’impulsion du président John Fitzgerald Kennedy, une grande réforme agraire connue sous le nom de « Révolution blanche ». En 1955, Washington et Téhéran signent un traité d’amitié et l’Iran adhère au « pacte de Bagdad », une alliance militaire pro-occidentale dont la mission est de contrer l’influence soviétique dans la région. Le chah va même jusqu’à accorder, en 1964, « l’immunité diplomatique à tous les Américains se trouvant en territoire iranien », précise Clément Therme. Les États-Unis et Mohammad Reza Pahlavi semblent alors vivre une quasi-lune de miel. C’est néanmoins une autre affaire pour une grande partie de la population iranienne.
Le règne autoritaire du chah, soutenu par les Américains, est décrié par de nombreux intellectuels qui n’hésitent pas à diffuser des slogans anti-impérialistes et antioccidentaux. « Les slogans antiaméricains trouvent d’une part leur source dans le soutien de Washington au pouvoir absolutiste du chah, et d’autre part dans la poussée d’un sentiment antioccidental grâce à la fusion des idéologies marxiste et islamiste, notamment à travers des idéologues comme Ali Shariati (…) qui met en avant l’idée que l’Occident est une menace qui empêche les Iraniens de développer leur propre culture et leur propre savoir. C’est donc un sentiment très nationaliste », explique M. Piron.À noter que les religieux ne tardent pas à se joindre aux intellectuels dans les manifestations contre le chah. Pourtant, les mollahs ont soutenu fermement sa dictature. Ils ne prennent feu et flamme qu’à partir de la mise en œuvre de la « Révolution blanche » en 1963, qui prévoit notamment la redistribution des terres des religieux chiites, les plus grands propriétaires fonciers du pays à l’époque. C’est d’ailleurs pour avoir manifesté contre cette réforme que l’ayatollah Khomeyni, futur guide suprême, est exilé en Irak.
Ce dernier va utiliser la haine contre l’Occident pour alimenter ses discours révolutionnaires. « Au moment de la révolution islamique, Khomeyni récupère le sentiment d’exaspération à l’égard de la présence américaine, la critique de la modernité et la haine de l’Occident. À partir de là, cet antiaméricanisme va devenir de plus en plus politique et va servir au discours de la République islamique pour asseoir sa propre autorité », explique le politologue. Et après plusieurs mois de contestation populaire, la stratégie de Khomeyni porte ses fruits. Le 16 janvier 1979, le chah, comme en 1953, fuit son pays vers les États-Unis après un passage en Égypte. Deux semaines après, le 1er février, l’arrivée de l’ayatollah dans une incroyable liesse populaire symbolise à elle seule la chute de la monarchie des Pahlavi. Cette fois, la CIA n’est plus là pour récupérer le trône.
En avril, l’empire iranien cesse d’exister et la République islamique est instaurée. Cela n’entrave néanmoins pas le sentiment antiaméricain au sein de la population iranienne qui continue de gronder. L’accueil du chah aux États-Unis pour le traitement de sa maladie est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
(Dans le même dossier : La chute du chah, un choc pour les Arabes pro-occidentaux)
Les États-Unis : le « Grand Satan »
« Si on relit les journaux iraniens de l’époque, ce qui a vraiment déclenché la haine des révolutionnaires, c’est quand le chah a été accepté sur le sol américain pour son traitement. À ce moment-là, l’antiaméricanisme a explosé et un déferlement de violence s’est produit dans les rues. Cela a été instrumentalisé par les révolutionnaires, notamment Khomeyni, pour renforcer sa rhétorique et mettre dans le même temps en minorité les libéraux, les intellectuels et les marxistes », poursuit Jonathan Piron. Cette montée de la violence atteint un pic le 4 novembre 1979.
Devant l’ambassade américaine à Téhéran, à coup de « Marg bar Amrika » (« Mort à l’Amérique »), plusieurs milliers de personnes demandent l’extradition du chah afin qu’il soit jugé. Le même jour, des étudiants forcent la grille, prennent d’assaut la représentation diplomatique et retiennent en otages 52 diplomates américains.
Le président de l’époque, Jimmy Carter, prend alors la décision de rompre officiellement les relations diplomatiques avec Téhéran le 7 avril 1980 et décrète des mesures de pression économiques contre le nouveau régime, notamment le gel de tous les avoirs iraniens à l’extérieur du territoire de la République islamique, y compris les avoirs privés détenus dans des banques américaines. Il va même jusqu’à lancer les 24 et 25 avril 1980 l’opération militaire « Eagle claw » (Griffe de l’aigle) pour tenter de libérer les otages. Mais les difficultés techniques de sa réalisation couplées avec des conditions météorologiques délicates imprévues conduisent à un échec cuisant pour les soldats américains qui voient huit d’entre eux trouver la mort et quatre autres blessés sur place.
La libération des diplomates n’aura finalement lieu que le 20 janvier 1981 avec les accords d’Alger, signés la veille entre des représentants américains et iraniens sous la médiation du gouvernement algérien. En contrepartie, Téhéran obtient de Washington sa promesse de ne plus s’immiscer dans la vie politique iranienne et de cesser le gel des avoirs iraniens. La prise d’otages aura duré 444 jours et symbolisera le divorce dans la douleur des deux pays qui vivaient pourtant, un quart de siècle auparavant, une véritable lune de miel.
---
Note de la rédaction : 40 ans de révolution iranienne sous la loupe de « L’Orient-Le Jour »
Il y a quarante ans, l’Iran commençait à radicalement changer de visage. À modifier son ADN politique, social, culturel et économique. À transformer l’État impérial en théocratie – en république islamique. Le 16 janvier 1979, à la demande de son Premier ministre qu’il avait nommé un mois auparavant, Chapour Bakhtiar, le chah Mohammad Reza Pahlavi et la chahbanou Farah Diba quittent le palais de Niavaran, en hélicoptère, pour l’aéroport militaire de Téhéran, où les attendent leurs derniers collaborateurs et officiers restés fidèles. L’avion s’envole pour Le Caire, où le président Anouar Sadate attend les souverains déchus.
Par ce qu’elle a profondément métamorphosé en Iran même, par son impact sur le Moyen-Orient en général et sur le Liban en particulier, cette révolution iranienne qui fête aujourd’hui ses 40 ans reste sans doute l’un des quatre ou cinq événements majeurs de la région au XXe siècle. L’Orient-Le Jour, du 16 janvier au 2 février, partagera avec ses lecteurs les chapitres de ce livre loin d’être clos.
Au programme, des récits: les derniers jours du chah (racontés aujourd’hui en page 7 par Caroline Hayek) ; la révolution iranienne vue par les Arabes; les journées marquées par le retour de France de l’ayatollah Khomeyni et la prise de pouvoir par les religieux. Des portraits – ou des miniportraits: celui de Khomeyni, justement, que L’Orient-Le Jouravait déjà publié en 2017, et ceux d’artistes iraniens dissidents majeurs, toutes disciplines confondues. Des analyses et des décryptages : la genèse de la vilayet el-faqih en Iran et celle du Hezbollah au Liban; la révolution iranienne vue par les chiites libanais; comment cet événement a bouleversé le Moyen-Orient ; l’évolution des relations irano-américaines et celle du système révolutionnaire en quarante ans. Des témoignages d’exilés iraniens, des focus sur la réaction de la rue libanaise à l’époque, sur l’Iran et la cause palestinienne, et sur la fascination des intellectuels occidentaux face à cette révolution.
Bonne(s) lecture(s).
Lire aussi
Comment Washington veut briser l’axe iranien au Moyen-Orient
Rétro 2018 : Plus grand-chose n’a souri à l’Iran en 2018
Le problème c’est pas qu’il se fasse soigné là-bas! Le problème c’est le soutien de ce pays au dictateur honnis. D’ailleurs, si l’occident est meilleur dans tel ou tel domaine, cela ne veut pas dire qu’on doit leur lécher le cul, mais plutôt travailler sur soi pour les surpasser (exemple: energie nucleaire, progres astronomique, industrie manufacturière, services, transports etc...). Au Liban on dépend de tout le monde pour tout, on ne fait rien pour évoluer, et pourtant c’est pas le talent qui nous manque, en témoignent les accomplissements de notre diaspora. Le changement demande une vision nouvelle qui ne soit pas basé sur la subordination et le léchage de culs.
15 h 28, le 21 janvier 2019