Des Kurdes libanais manifestaient hier devant l’ambassade de Turquie contre l’offensive des troupes d’Ankara à Afrine. Anwar Amro/AFP
« C’est le village où je suis né, où mon père m’a élevé. Tu me menaces, ainsi que mes proches. Ta façon de nous traiter est pire que celle des Israéliens avec les Palestiniens. »
Ces mots sont ceux que le père de Haïtham* assène au soldat kurde des YPG (Unités de protection du peuple – milice syrienne kurde), qui le menaçait, le prévenant que s’il quittait son village, il n’aurait plus le droit d’y retourner. La famille se résigne alors à quitter, en mars 2016, Deir Jamal, son village au nord-ouest du gouvernorat d’Alep, afin de se mettre à l’abri à al-Bab. Et comme elle, des centaines de milliers de personnes parmi les populations arabes ont été chassées des zones tombées sous contrôle des Kurdes, soutenus par Washington dans la lutte antijihadiste, après des offensives lancées en 2015 d’abord, puis à l’hiver 2016.
Ce déplacement forcé de populations sunnites a été documenté par des ONG et vivement critiqué par certaines instances internationales, après des accusations contre les Kurdes allant de crimes de guerre à véritable nettoyage ethnique. Ces déplacés, qui survivent dans des camps de fortune à la frontière syro-turque ou, d’autres, plus chanceux, qui ont pu être relogés dans les villes sous contrôle de l’Armée syrienne libre (ASL), scrutent aujourd’hui avec attention l’offensive lancée par l’armée turque afin de chasser les Kurdes du Nord syrien. Avec, à la clef, l’espoir d’un retour dans leur village natal.
« Les milices kurdes n’ont rien à envier au régime. Elles nous ont chassés de nos terres et, Inchallah, nous allons y retourner bientôt », témoigne Rami Kanjo, 22 ans, contacté via WhatsApp, également originaire de Deir Jamal, qui comptait près de 10 000 natifs et 5 000 déplacés au moment de l’offensive kurde. Après plus d’un an et demi à s’entasser, à 30, dans une caravane, notamment dans le camp de Chamarine à la frontière turque, ou à dormir dans des voitures afin de préserver l’intimité des femmes, Rami a, depuis quelques mois, réussi à louer un appartement à Azaz.
Début 2016, les forces de Bachar el-Assad s’emparent de Nobul et al-Zahra, deux villages au nord d’Alep. Son allié russe bombarde dans le même temps les contrées avoisinantes et permet ainsi aux FDS de s’approcher de Deir Jamal, village majoritairement sunnite jouxtant l’autoroute 214 reliant Alep aux grandes agglomérations du Nord, et limitrophe de Ibbin et de Ziyara, deux villages kurdes. Les bombardements intenses opérés par l’allié du régime contraignent la plupart des villageois à tout abandonner derrière eux. Une centaine de jeunes hommes célibataires décident de résister à l’assaut. « Je suis journaliste et je ne pouvais pas me résoudre à lâcher mon village aussi facilement aux Kurdes. Je suis resté pour documenter l’offensive », raconte Rami Kanjo. Quelques jours plus tard, c’est la débandade. Rami et ses amis quittent à contrecœur leur bastion. Les Kurdes capturent ceux qui n’ont pas pu fuir, dont un jeune handicapé mental qu’ils accusent d’être lié à l’ASL. « Ils l’ont torturé pendant près d’un mois avant de se rendre compte qu’il n’était pas capable de tenir une arme ou d’être d’une quelconque utilité pour un groupe armé », précise Rami. « On s’attendait à ce que l’armée du régime nous attaque, mais pas à ce que les Kurdes rentrent », dit-il.
(Lire aussi : Pourquoi Washington est en train de tomber dans le piège syrien)
Une tente plutôt qu’un camp
À 11 km de là, et à une semaine près, même décor, mêmes acteurs et même épilogue. Tal Rifaat est réduite en miettes par l’aviation russe. « Ça ne faisait même pas deux mois que j’étais marié », raconte de son côté Abd al-Karim Derbas, activiste et reporter de 22 ans. Tout comme Rami Kanjo, le jeune homme ne peut se résoudre à fuir Tal Rifaat, ville de plus de 40 000 habitants où il a grandi. « Du coup, durant un mois, ma femme et moi avons déménagé de maison en maison », raconte-t-il. La situation empirant avec l’arrivée des Kurdes, le couple parvient finalement à se réfugier en Turquie en emportant quelques effets personnels. Depuis quelques mois, il a regagné son pays, seul, et se réjouit de l’offensive turque menée aux côtés des forces de l’ASL. « S’il le faut, je participerais à la bataille pour récupérer tous les villages que les Kurdes nous ont volé, et s’il le faut, je prendrais les armes », dit-il. « Je libérerais ma ville pour ma fille, qui a un an et demi, pour tous nos enfants qui naissent hors de leur pays », poursuit le jeune homme.
Mais l’espoir du retour se mêle à la crainte de retrouver sa maison dévastée et pillée. « Toutes les habitations et les biens appartenant à des gens liés de près ou de loin à l’opposition ou à l’ASL ont été volés et mis sous scellés », raconte Rami Kanjo. Sur son portable, quelques photos envoyées par des habitants restés sur place et lavés de tous soupçons par les milices témoignent de la nature du saccage de sa maison. La plupart des habitations ont ensuite rapidement été réattribuées aux familles de combattants kurdes. Les deux échoppes de fruits et légumes que possédait son père sont laissées à la merci des pilleurs jusqu’à épuisement des stocks. « Comme beaucoup d’entre nous, ils m’ont mis sur leur liste des personnes recherchées, parce qu’ils m’accusent de travailler dans les médias d’al-Nosra (ex-branche syrienne d’el-Qaëda), mais c’est totalement absurde. Je peux vous assurer à 100 % que Deir Jamal n’a jamais été dirigé par ce groupe, ni par Ahrar el-Cham (groupe salafiste) », poursuit l’activiste.
Pour mieux camoufler leur razzia en libération de Deir Jamal, les Kurdes vont même jusqu’à orchestrer de fausses manifestations de soutien. Mais selon Rami, les soi-disant villageois accueillant à bras ouvert les milices ne sont alors que des civils kurdes des villages voisins. « La chambre que j’avais préparé pour mon mariage a été pillée », se désole de son côté Abd al-Karim. « Je préfère planter ma tente sur les décombres de ma maison jusqu’à sa reconstruction plutôt que de vivre dans un camp », ironise le jeune homme.
Loin de tout ressentiment ou de haine envers le peuple kurde en lui-même, les populations arabes déplacées voient d’un bon œil des frappes turques qui visent les milices à Afrine. « Bien sûr nous sommes contre les bombardements des civils. Les civils kurdes ont eu à faire à l’EI, et nous avons eu à faire à l’autre face de la même monnaie, le PKK », estime Rami, en reprenant la rhétorique d’Ankara qui considère ce groupe comme terroriste. « Les Kurdes sont une composante essentielle du peuple syrien, mais l’EI et les YPG ont tous deux été créés par le régime syrien », dit Abd al-Karim, convaincu. « Pourquoi sont-ils en paix avec Assad et en guerre avec l’opposition ? » renchérit Haïtham.
(Lire aussi : Les Kurdes, éternels déçus de l’histoire)
« Les YPG, juste un beau logo... »
Ils ne sont pas les seuls à vouloir en découdre une fois pour toutes avec les soldats kurdes qu’ils accusent d’expropriations et de crimes. Karzan*, 25 ans, est originaire du petit village à majorité kurde de Am Houch, au sud de Marea. Cela fait bien longtemps que sa famille et lui n’y ont plus remis les pieds. « C’était impossible pour moi de revenir en territoire contrôlé par les Kurdes, car je suis recherché à cause de mes opinions politiques à l’opposé des leurs », raconte-t-il, alors qu’il est aujourd’hui déplacé à Urem al-Koubra, village situé au sud-ouest d’Alep. « Je suis kurde et en faveur de la révolution, et ça le PYD ne l’accepte pas. Je suis contre les milices kurdes et avec eux c’est comme avec le régime. C’est soit “Tu es avec nous”, soit “Tu es contre nous” », dit Karzan. Son village d’origine a été repris des mains de l’État islamique par les FDS en août 2016. Pendant ce temps, ce jeune employé d’une ONG à Alep subissait, comme tant d’autres, le siège de la grande ville septentrionale, jusqu’à l’évacuation dans des bus verts en décembre 2016. À la maison, tout le monde s’exprime aussi bien en arabe qu’en kurde, suivant les sujets. « Je suis syrien avant d’être kurde et prorévolution », poursuit-il. Ils seraient, selon lui, nombreux parmi les Kurdes à s’opposer en secret au projet de cantons kurdes, le fameux Rojava. Mais peu d’activistes osent s’exprimer en public de peur de représailles contre leur personne ou contre leur famille vivant en zones sous contrôle du PYD (Parti de l’union démocratique). « Je suis contre la partition du pays. Pourquoi une ethnie devrait établir son propre territoire, c’est une idée dangereuse. Ils veulent un État pour la liberté des Kurdes, mais ils font tout l’inverse », dit-il, déplorant l’absence de liberté d’expression au sein de son groupe. « Les YPG, c’est un beau logo, mais c’est tout. Ça n’a rien de démocratique. »
Les bombardements des populations à Afrine le désolent, et il va même jusqu’à dire que les forces kurdes utiliseraient les civils comme bouclier humain. « Mes contacts à Afrine me disent qu’ils ne peuvent pas partir de chez eux, car le parti les menace et leur interdit d’emporter quoi que ce soit avec eux, sachant très bien qu’ils ne pourraient pas survivre avec ce froid », poursuit l’activiste, actuellement sans emploi. D’autant qu’à Deir Jamal, 500 dollars sont extirpés par les forces kurdes des poches de
tous ceux qui voudraient aujourd’hui fuir la ville, selon Rami Kanjo, alors que la bataille de cette région à l’est de Afrine n’a pas commencé. Des jeunes gens seraient même en train d’être enrôlés de force pour combattre aux côtés des Kurdes. Qu’ils aient été spoliés, (pour)chassés, ou bannis, Abd al-Karim, Rami ou Karzan n’ont qu’un seul objectif : revenir dans leurs villages respectifs et y reconstruire un futur.
*Ces prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
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commentaires (3)
Dans l'article on utilise le mot "Rojava" mais on ne l'explique pas, c'est d'après Wikipedia « l'ouest » en kurde ou Kurdistan occidental ou Kurdistan syrien.
Stes David
20 h 01, le 27 janvier 2018