« Kif Swissra » ? (« Comment va la Suisse ? »), telle est la question innocente et anodine que j’ai posée à mon oncle, libanais vivant à Genève depuis des décennies, lors de son dernier passage au Liban.
« On n’a pas d’électricité, c’est la jungle dans les rues, les gens conduisent n’importe comment, il n’y a aucune sécurité, l’internet est très lent, les poubelles sont déversées au bord des rues, la pollution envahit la ville, il n’y a aucune stabilité… » répondit-il avant d’ajouter : « Enfin tu es sérieux ? La Suisse est égale à elle-même ! Tout va bien ! »
J’ai réalisé que ma question était, en effet, absurde, mais j’ai surtout été marqué par l’image que mon oncle avait de notre pays : serait-ce réellement l’image que « l’étranger » a du Liban ?
Quelques jours plus tard, une vague déferlante des internautes libanais appelle au boycott d’un film, produit à Hollywood, qui aurait pour titre Beirut. Polémique qui a débordé bien au-delà de la toile, alors même que le film n’est pas encore sorti en salles – ni au Liban ni à l’étranger –, et que par conséquent, personne n’a encore pu en voir autre chose que la bande-annonce. Comme s’il fallait critiquer coûte que coûte tout ce qui se rapporte à notre pays et ne l’idéalise pas…
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Débats surréalistes
Les accusations principales portent sur le fait qu’il n’est pas tourné au Liban, qu’il n’y a pas d’acteurs libanais et qu’il ne donne pas une bonne image du pays… Pouvons-nous vraiment être étonnés que la production d’un film américain à gros budget ait décidé de ne pas tourner au Liban ? Qu’elle n’ait pas pu trouver en la stabilité du pays une garantie suffisante quant à la sécurité de ses acteurs et de son équipe? Le tournage à l’étranger n’est certainement pas propice à une image calquée sur le paysage libanais, mais celle-ci est-elle indispensable à la cohérence ou au scénario d’un film ? Quant à la présence d’un acteur (ou actrice) libanais(e), elle aurait été certes un bon clin d’œil, mais est-ce une raison pour en appeler au boycott du film ? Il reste la critique la plus véhémente adressée à Beirut : le fait qu’« il ne donne pas la bonne image du pays »… Cela m’a étrangement rappelé les débats surréalistes et stériles auxquels j’ai dû faire face il y a un an, lors de la sortie du film que j’avais produit, Nuts.
Faut-il rappeler qu’un film de cinéma n’est pas censé promouvoir le tourisme d’un pays. Qu’un film raconte une histoire précise dans un lieu précis, à un moment précis, dans un contexte précis, autour d’une communauté précise ; sans avoir nullement le but ou la prétention d’être le reflet exhaustif du pays où se déroule l’action. Si tous les films se passant dans un certain pays devaient en donner une bonne image, il n’y aurait plus jamais de cinéma!
De plus, l’histoire se passe en 1982, et Beyrouth à l’époque n’est pas la Beyrouth d’aujourd’hui. Les producteurs ont probablement fait leur travail de documentation, tant bien que mal, et ont sûrement essayé de se rapprocher au mieux du Liban lors du tournage et du choix des lieux. Cela n’a pas bien réussi, d’après la bande-annonce… Mais si nous élargissons notre champ de vision, nous réaliserons qu’en fait « tout le monde (sauf nous, les Libanais) s’en fout ». Bien que ce constat puisse paraître violent, une grande partie des spectateurs éventuels du film (à majorité américains) pourraient confondre le Liban et le Maroc, lieu du tournage de Beirut. Pour eux, nous sommes tous des pays exotiques et lointains… Et ce n’est sûrement pas à un film comme « Beirut » de les éduquer sur la réalité géographique et culturelle du Liban. De leur montrer qu’ils n’ont pas tout à fait raison, que le Liban a beaucoup de qualités, que dans sa particularité, il peut avoir un charme fou… Mais surtout que le Liban puise sa force dans les initiatives personnelles des Libanais, qui constituent sa richesse principale et son plus grand capital.
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« Vraie » image ?
N’oublions pas aussi que dans la tête du spectateur international lambda, le mot « Beyrouth » est souvent synonyme de chaos, de guerre, voire de cataclysme. Combien de fois avons-nous entendu dans des films des réflexions comme « It looks like Beirut » (« Cela ressemble à Beyrouth ») en faisant allusion à une ville dévastée ou au résultat d’une impressionnante explosion...
Et le problème est qu’ils ont probablement raison, et nous Libanais en sommes les premiers responsables. Car c’est nous qui n’avons pas pu, 25 ans après l’arrêt de la guerre, redorer notre blason, donner une image de notre ville à l’international telle que nous la fantasmons. Car dire que « cela ne donne pas une bonne image de notre pays » signifie en fait que « cela ne donne pas la fausse image de notre pays, comme nous aurions aimé qu’il soit et comme nous aimerions que le monde nous perçoive ». Alors qu’en fait, notre image est peut-être encore moins belle que son reflet…
C’est là que réside le vrai problème. Cette hypocrisie collective où nous tentons nous-mêmes de nous convaincre nous-mêmes de ce qu’est la « vraie » image de notre pays, en baratinant au monde entier des laïus erronés à son sujet. Si l’on y pense vraiment, à quoi nous attendions-nous ? À ce qu’ils donnent une image positive d’une ville développée, civilisée et stable ? Il suffit de regarder autour de nous pour calmer nos ardeurs : l’urbanisme incontrôlé, les déchets dans les rues, les feux rouges non respectés, le manque de sécurité, la pollution, le chaos général dans lequel nous évoluons au quotidien…
Ouvrons les yeux et cessons de jouer aux vierges effarouchées. Nous adorons notre pays, nous prenons souvent nos rêves pour des réalités, mais nous ne pouvons pas nous cacher constamment derrière notre petit doigt en exigeant des étrangers ce qu’on n’a jamais pu exiger de nous-mêmes !
Ceci dit, sans vouloir tomber dans le cliché de la théorie du complot hollywoodien et au risque de paraître paranoïaque, l’on pourrait regretter que la production du film ait pris le parti de ne pas mettre en valeur le Liban en insistant sur les clichés typiques et erronés – par exemple le terroriste libanais et son mauvais accent anglais qui ne reflète pas du tout la façon dont l’immense majorité des Libanais parlent cette langue – et surtout en choisissant, sciemment ou pas, comme date de sortie internationale du film le 13 avril…
Producteur de cinéma.
Pour mémoire
Comment le Liban est-il représenté dans les séries télé occidentales?
commentaires (8)
A l'étranger, quand on veut décrire une situation chaotique, une guerre, on dit c'est Beyrouth. Mais en même temps il est entré dans la conscience collective de dire que le Liban et les libanais ont un niveau élevé de culture, de savoir, de générosité et d’accueil. N'en rougissons pas le Liban c'est nous tous. Le chrétien comme le musulman, l'arménien comme le maronite, le sunnite comme le chiite... un ensemble de plus de 18 confessions honorées et honorables. Le Liban quoi qu'il arrive il est notre patrie et notre fierté.
Sarkis Serge Tateossian
20 h 23, le 21 janvier 2018