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Liban - Déontologie

Le tout, le n’importe quoi et la course à l’audimat

Entre les images des victimes d'attentats diffusées en masse et les atteintes chroniques à la vie privée, les dérapages de l'audiovisuel sont-ils réellement inévitables ?

L’assassinat de Mohammad Chatah a témoigné de nombreux dérapages médiatiques.

Le 27 décembre 2013, une explosion à la voiture piégée retentit en plein centre-ville, faisant 7 morts et des dizaines de blessés. Ce jour-là, parmi les débris de verre et les carcasses des véhicules, dans la région sinistrée de Starco, un jeune homme est affalé sur le sol maculé de sang, le crâne baignant dans une flaque rougeâtre. Les photographes et les caméramen des télévisions sont bien là, longtemps avant l'arrivée des secours. Faisant fi des cris de son camarade Omar qui tente en vain d'appeler à l'aide, ils prennent des clichés du corps inanimé, qui font en une poignée de secondes une tournée virale sur les réseaux sociaux. C'est le corps de Mohammad el-Chaar, âgé tout juste de 17 ans. Il succombera quelques jours plus tard à ses blessures, laissant sa famille et ses collègues dans le désarroi.


Ce jour-là, on ne reprochera pas seulement aux médias d'avoir donné priorité au scoop et non pas à la prise en charge, ou, du moins, au respect des victimes. On aura vu, sur une chaîne télévisée locale retransmettant en direct les images du lieu du crime, deux dépouilles mortelles, l'une carbonisée et méconnaissable, et l'autre coupée en deux, rien que le buste. On y reconnaissait pourtant, et de façon très distinctive, le visage de l'ancien ministre visé par l'explosion, Mohammad Chatah !


On aura beau citer de nombreux exemples, la liste des récents dérapages médiatiques est longue. En six mois, on aura tout vu : la tête du kamikaze de l'attentat de Choueifate dégoulinant de sang, brandie tel un calice, des images de victimes calcinées par des explosions, et un reportage montrant des enfants-soldats à Bab el-Tebbané et à Jabal Mohsen en affichant clairement leurs noms, sans se soucier des répercussions que cela pourrait avoir sur leur sécurité. Mis à part le soi-disant scandale de la skieuse Jackie Chamoun, qui s'inscrit clairement dans le cadre d'une course télévisée vers le sensationnalisme, certaines chaînes ont rapporté de sources soi-disant sûres des accusations de perversion perpétrées contre des hommes de religion, sans que l'avis des « victimes » sur la question ne fasse partie du reportage. Il aura fallu attendre le bulletin du surlendemain pour écouter le droit de réponse, parfois très crédible. Et entre-temps, vive la diffamation !


Face à tous ces dérapages, une question s'impose : y a-t-il un organisme, une loi ou un code de déontologie qui régisse ces médias, ou est-ce le chaos total ? Au beau milieu de cette course effrénée à l'audience qui ne se s'achèvera jamais, y a-t-il encore une place pour la dignité humaine? À ces questions, Pascal Monin, professeur et chercheur en relations internationales et directeur du Master d'information et de communication à l'Université Saint-Joseph, apporte des réponses plutôt indignées. « Il existe bel et bien des lois qui régissent le secteur, explique-t-il, mais les textes sont vagues. Dans la loi de l'audiovisuel de 1994, il s'agit de généralités stipulant l'engagement au respect des bonnes mœurs. Mais il y a aussi le Conseil national de l'audiovisuel dont le pouvoir est consultatif, qui peut donner des avertissements aux institutions médiatiques et recommander auprès du ministère de l'Information des sanctions qui peuvent même aller jusqu'au retrait de la licence. Le ministère est en tout cas une autre autorité qui doit intervenir lorsqu'il y a dérapage. » Mais pour Pascal Monin, ces textes vagues et la supervision de ces organismes ne suffisent pas. « Les télévisions doivent se baser sur un certain code d'éthique, une sorte de charte déontologique qui soit propre à chaque chaîne, dit-il. Un code d'éthique ne limite pas, bien au contraire, il valorise le travail des journalistes. Ce n'est jamais un moyen de censure. Nous avons élaboré plusieurs codes au Liban, surtout avec l'ancien ministre de l'Information Tarek Mitri, mais ils ne sont pas toujours respectés. »

 

(Pour mémoire : #NotAMartyr : Refuser l'impunité et la banalisation de la mort)

 

Un outil dangereux
Pour le professeur Monin, « il n'est pas normal de transmettre des images de cadavres morcelés, sans le respect dû aux enfants ou aux personnes sensibles qui regardent la télévision. De nombreux médias s'excusent en affirmant retransmettre en direct des images filmées par une autre chaîne, mais ce n'est pas une excuse valable. Toute image prise en direct devrait être envoyée d'abord au responsable de la diffusion. Il est inadmissible de laisser la liberté de transmission en direct prendre son cours sans aucune supervision, car les dérapages deviennent inévitables dans la course à l'audience, et prolifèrent davantage avec l'outil Internet », poursuit-il. Et d'ajouter : « Il est nécessaire de trouver un équilibre raisonnable entre la liberté d'informer et le respect de la dignité humaine. En France, il y a eu tout un débat à ce sujet. On s'est posé la question de savoir si, oui ou non, nous avions le droit de montrer des cadavres à la télévision, et la loi Guigou en l'an 2000 a clairement stipulé le respect dû aux victimes. Les dérapages existent partout, mais au Liban il y a confusion entre liberté d'expression et liberté individuelle. »


Pour remédier à ces problèmes, Pascal Monin estime qu'il faut élaborer « une loi pour le secteur médiatique, qui soit moderne et ne contraigne pas la liberté d'expression, mais qui soit garante de la liberté de création et de la dignité humaine ». « Mais pourquoi laisser au législateur le soin d'avaliser des lois qui, au final, pourraient limiter le travail des journalistes ? s'interroge-t-il. Si les médias œuvrent pour la création et le respect d'un code de déontologie et forment leurs journalistes aux codes de l'éthique, mettant un terme au chaos ambiant, nous n'aurons plus besoin de recourir à la législation. » « La liberté de presse devrait être utilisée à des fins utiles et de manière responsable, car le métier de journaliste peut être un outil dangereux », conclut le Pr Monin.

 

(Lire aussi : La TV syrienne diffuse le discours de l'opposition avec des images de « crimes »)

 

Les télés locales et le « souci de l'éthique »
Du côté des télévisions locales, on affirme pourtant qu'on tente tant bien que mal de respecter les règles de la déontologie. C'est ce que confirme en tout cas le directeur de l'Information à la MTV, Ghayath Yazbeck, qui explique qu'il faut différencier entre la transmission en direct, la transmission en différé et la transmission en direct fournie par une autre chaîne télévisée. « Dans ce dernier cas, nous ne pouvons rien faire, dit-il. Nous sommes contraints de faire passer les images des autres chaînes quelle que soit leur qualité, et il s'agit d'un véritable champ de mines car nous ne pouvons savoir ce que filmeront les caméramen de l'autre télé. Quand il s'agit par contre des photographes de la MTV, et que nous filmons en direct nous-mêmes, nous avons nos indications et nos recommandations : pas de zoom sur les cadavres et pas d'images violentes pour plus de quelques secondes, par respect pour l'être humain et pour les téléspectateurs, surtout qu'il pourrait y avoir des parents de victimes parmi ces derniers. » « Quand il s'agit d'une retransmission en différé, poursuit Ghayath Yazbeck, nous pouvons faire un montage approprié, rendre floues certaines images et avertir les téléspectateurs à l'avance concernant la violence des images. Mais en direct, les images ne sont revues par personne. Elles passent directement du caméraman à l'audience. »


Pour M. Yazbeck, « il n'est pas nécessaire de montrer les victimes ». « Ce sont des tendances qui datent des années 50, dit-il, et qui ne sont plus utilisées que par les médias engagés, en Syrie par exemple, où les différentes parties veulent montrer les violences et les atrocités à des fins politiques. Même si c'est un objet de débat universel et que certaines écoles estiment qu'il faut montrer les morts, moi j'évite de montrer parfois des animaux en captivité dans des conditions inhumaines, par respect pour ces créatures. » « À la MTV, par ailleurs, nous avons récemment créé une charte de déontologie pour accompagner les récents événements du pays, et cela ne concerne pas que les explosions. Il s'agit aussi, par exemple, de traiter avec prudence les accidents de la route, les affaires d'ordre privé, de prendre en compte un droit de réponse comme la loi le stipule et de ne pas citer de noms quand l'information n'est pas sûre et certaine, car certaines accusations peuvent souiller pour toujours la réputation d'une personne innocente », ajoute Ghayath Yazbeck, qui avoue qu'il existe un problème au niveau national. « Les médias en sont conscients et l'État devrait bouger. Le Conseil national de l'audiovisuel, qui ne fait aujourd'hui que collecter des informations à propos des médias concernant leurs positions politiques pro-8 Mars ou pro-14 Mars, comme au temps de la tutelle syrienne, devrait imposer des indications qui soient contraignantes et unifier les normes de façon scientifique. On ne peut pas avoir entre les mains un outil aussi hégémonique que les médias sans code éthique et cadre légal. Le défi aujourd'hui n'est pas la course à l'audience, mais le fait d'être conforme aux normes déontologiques du monde », affirme M. Yazbeck.

 

(Lire aussi : Une initiative libanaise contre la femme objet dans la pub)

 

« Les caméramen ne peuvent pas secourir les blessés... »
À la LBC, Pierre Daher, directeur de l'information et PDG de la chaîne, estime qu'« il n'est pas nécessaire de débattre de toute chose au quotidien, puisqu'un code d'éthique propre à la chaîne existe depuis longtemps ». « Les responsables doivent se conformer aux indications de ce code. Ce n'est que dans des cas exceptionnels que des concertations entre les reporters, les secrétaires de rédaction et moi-même s'imposent », explique M. Daher, qui affirme lui aussi que « nous ne pouvons pas contrôler les images quand nous retransmettons en direct des images prises par une autre télé ». « Nous avons nos règles, pas de zoom sur les victimes et les blessés, mais cette loi n'est pas toujours adoptée par d'autres chaînes », ajoute-t-il. Concernant le reportage paru sur la LBC et dans lequel un citoyen accuse un prêtre de scandale sexuel sans que l'opinion du prélat sur la question ne soit prise, avant un second reportage le lendemain sur la LBC jetant le doute sur les accusations, le PDG de la LBC déclare que « les personnes accusées refusent de répondre parfois aux accusations, et ce n'est qu'après la publication du reportage qu'ils décident de parler ». Même si le reporter devrait signaler avoir au moins tenté de contacter les personnes concernées ? Pierre Daher répond : « Nous essayons en tout cas d'être à chaque fois sûrs de nos informations avant de les publier. »


Enfin, à la Future TV, Hussein el-Wajeh, directeur de l'information, avoue qu'il y a eu erreur le jour de l'assassinat de l'ancien ministre Mohammad Chatah. « Le corps de la victime est apparu par erreur lors de la transmission en direct, mais nous avons arrêté cette image immédiatement, dès que nous l'avons remarquée, explique-t-il. Quant au corps de Mohammad Chaar, il a été filmé par de nombreux photographes et caméramen arrivés sur la scène du crime avant les secouristes, et on ne peut leur reprocher d'y être arrivés si tôt. Et ce n'est sûrement pas leur job de secourir les blessés. Ils savent qu'ils pourraient leur ôter toute chance de survie. » Et d'ajouter : « Il est très difficile de contrôler les images en direct, car elles ne sont revues par personne avant de passer à l'antenne. Nous pourrions nous assurer du contenu avant la diffusion, mais cela empêcherait le direct et nous ferait perdre un avantage compétitif. En outre, nous donnons certaines directives au photographe, mais nous ne pouvons pas trop le menotter. On essaye, tant bien que mal, de suivre les normes internationales et de respecter les sentiments des téléspectateurs et des parents des victimes. Quand c'est possible, nous débattons de certaines questions et prenons les décisions que nous jugeons appropriées, comme quand nous avons décidé de ne pas publier la photo de la tête du kamikaze de Choueifate. » « Quant aux questions d'ordre juridique ou privé, nous préférons prendre notre temps. Mieux vaut être lent que diffamer, et nous consultons nos avocats quand il le faut », affirme Hussein el-Wajeh qui martèle : « Les médias devraient revenir au b.a.-ba de la profession, car cela suffit pour éviter le chaos médiatique actuel. »

 

 

 

Le 27 décembre 2013, une explosion à la voiture piégée retentit en plein centre-ville, faisant 7 morts et des dizaines de blessés. Ce jour-là, parmi les débris de verre et les carcasses des véhicules, dans la région sinistrée de Starco, un jeune homme est affalé sur le sol maculé de sang, le crâne baignant dans une flaque rougeâtre. Les photographes et les caméramen des...

commentaires (3)

Yîîîh ! Yâ allâh, pleaaase, avant kélle chî que l’on tende un mouchoir pour couvrir ce "Sang ?!" qu’on ne saurait voir ! Car par de pareils scèèènes, les "belles âââmes" sont blessées, et cela fait venir de si tristes mahééék mais si coupables pensées. "Âââmes" bien tendres à ce qu’il parait, que la chair ensanglantée, sur les sens fait grande impression parait-il ; yâ wâïyléééh !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

11 h 46, le 24 février 2014

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Commentaires (3)

  • Yîîîh ! Yâ allâh, pleaaase, avant kélle chî que l’on tende un mouchoir pour couvrir ce "Sang ?!" qu’on ne saurait voir ! Car par de pareils scèèènes, les "belles âââmes" sont blessées, et cela fait venir de si tristes mahééék mais si coupables pensées. "Âââmes" bien tendres à ce qu’il parait, que la chair ensanglantée, sur les sens fait grande impression parait-il ; yâ wâïyléééh !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    11 h 46, le 24 février 2014

  • LIBERTÉ DANS UN CADRE DÉFINI. LA LIBERTÉ DES UNS DEVRAIT FINIR LÀ Où COMMENCE LA LIBERTÉ DES AUTRES, QU'ILS S'APPELLENT MÉDIAS OU QU'ILS PORTENT TOUT AUTRE NOM POMPEUX !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 16, le 24 février 2014

  • En parfaits orientaux et méditerranéens, les Libanais se plaisent dans le macabre. L'autre jour quelqu'un rappelait que lors de l'attentat super monstre du 11 septembre à New York, pas un seul cadavre des 3000 vitimes n'est apparu sur les écrans du monde entier. Au Liban, c'est la règle de conduite contraire. On dirait aussi que les chaînes sont en constante compétition de qui va montrer, au cours des obsèques des victimes d'attentats et même d'accidents, le plus de pleurs et de cris de femmes. A la fois très indigne et très agaçant.

    Halim Abou Chacra

    05 h 13, le 24 février 2014

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