À suivre les réseaux sociaux ces trois derniers jours, on serait tenté de s'interroger pourquoi la mort du jeune Mohamamd Chaar dans l'attentat qui a coûté la vie à l'ancien ministre Mohammad Chatah a fait couler tellement d'encre et affligé tellement de cœurs, au point d'oublier que d'autres victimes sont tombées ce jour-là et qu'elles méritent tout autant une immense affliction. Tarek Bader, Mohammad Nasser Mansour, Saddam al-Khanchouri, Mohammad Chatah, Kévork Takajian et Anouar Badaoui ont tous péri dans l'attentat de vendredi. Mais c'est cette photo du jeune Mohammad prise près de ses camarades, sur les lieux du crime, deux secondes exactement avant l'explosion, qui a fait toute la différence. Ce contraste déplaisant entre la photo du jeune homme insouciant et celle de son corps inanimé dans la rue et noyé dans le sang quelques minutes plus tard a remué les foules et les esprits. Car elle montre à quel point la mort est désormais facile, combien elle peut surprendre et à quel point elle peut être immédiate et imprévisible.
Et au-delà des exploitations viles de la mort du jeune homme par certains membres d'une soi-disant société civile, pour détourner l'attention publique des vrais criminels et aller même jusqu'à faire assumer à Mohammad Chatah la mort du collégien, ou tenter de faire croire que la mort d'un responsable politique ne devrait affliger personne car « les civils tués sont les vraies victimes », la mort du jeune homme aux seize printemps reste tragique, tout aussi tragique que celles des sept autres morts.
Hier, à l'école secondaire Rafic Hariri à Zokak el-Blatt, ses camarades de classe ont voulu lui rendre hommage. Ensemble, dans l'amphithéâtre Rafic Hariri bondé et devant une foule affligée et en pleurs, ils lui ont offert leurs plus beaux et leurs plus authentiques témoignages, car il y a des liens d'amitié que seule l'école peut tisser et que seuls les amis peuvent comprendre. Rabih Youssef et Omar Bekdache, qui accompagnaient Mohammad au moment de l'explosion, sont présents pour la cérémonie, l'un blessé à la main et à la jambe, et l'autre ayant la moitié du visage brûlé et une jambe truffée d'éclats de fer. Ahmad el-Moghrabi, visible aussi sur la fameuse photo, n'a pas pu se déplacer à cause de ses nombreuses brûlures au visage. Les parents de la victime, Hassan et Nesma, sont assis au premier rang et pleurent en silence. Nesma murmure de façon inaudible des « habibi » qui ne la calment visiblement pas. Entre deux témoignages ou deux prières, Rabih Youssef, dévasté, se lève pour étreindre les parents de son copain en pleurant.
« Les grands, eux, n'ont pas fini de jouer... »
Soutenu par deux camarades de classe pour qu'il puisse tenir sur ses jambes, Rabih tient à raconter l'histoire de ce vendredi funèbre. « Je n'ai pas seulement perdu un ami vendredi. J'ai perdu un frère, une personne qui m'accompagnait partout où j'allais, dit-il. On s'était entendus de prendre le petit déjeuner ensemble chaque jour durant ces vacances. Jeudi soir, Omar a dormi chez moi. On avait décidé de rencontrer Mohammad à Starco le lendemain, comme d'habitude. Mohammad a demandé qu'Ahmad, un parent à moi, soit présent lui aussi. Il l'aimait beaucoup et il le lui a dit quelques minutes avant l'explosion. Avant que l'on quitte la région, on a pris une photo. Deux secondes plus tard, on a entendu un bruit énorme et on était encerclés par le feu de partout. Des "choses" et des voitures continuaient à exploser. Mohammad était toujours à mes côtés. Pendant que l'on s'éloignait de l'endroit, quelque chose a explosé et l'a frappé de plein fouet. Moi j'avais les vêtements en feu. Dès que je m'en suis débarrassé, j'ai remarqué que Mohammad était resté par terre. Et quand les caméras de télévision sont arrivées, elles ont commencé à le filmer sans que personne ne vienne à son secours. Et moi je criais. Je voulais juste que quelqu'un vienne au secours de mon copain. »
Et d'ajouter, la voix étouffée par les sanglots : « Mohammad n'est pas mort. Ils me l'ont volé. Ils m'ont pris mon frère. Mon frère qui a une fois veillé à mon chevet toute la nuit en attendant que je me réveille, pour qu'on se réconcilie après une dispute. Avant qu'il ne meure, je l'ai vu en rêve. Il était heureux. Il m'a demandé de prendre soin de ses parents et m'a demandé de faire savoir à un camarade de classe avec lequel il s'était disputé qu'il lui pardonnait. »
Tour à tour, les camarades de Mohammad se sont succédé pour faire part de leur tristesse, se remémorant leurs souvenirs avec lui. « Tu étais toujours jovial et capable de faire sourire n'importe qui en toutes circonstances, a dit Hadi Kebbé, souriant. Tu étais la personne la plus attachée à la vie que j'aie jamais connue. Tu te faisais des amis si facilement et tu adorais le sport.Tu te donnais à fond dans tout. Tu n'as vécu que 16 ans mais c'est comme si tu en avais vécu cent. Avec toi j'ai appris qu'il vaut mieux vivre une vie courte et pleine de sens, qu'une longue vie sans amour et sans amitié. » De son côté, Amer a affirmé que « nous demanderons justice, même s'il faut payer nos vies pour cela ». « Les vacances sont finies, et nous sommes de retour à l'école, et les grands, eux, n'ont pas fini de jouer », a-t-il ajouté. « Dieu va se venger pour toi. Ne crains pas pour tes parents, nous serons tous à leurs côtés. Au revoir notre héros », a lancé Omar. « Arrêtons de pleurer, Mohammad était la joie de vivre. Gardons l'espoir, restons unis », a demandé un autre de ses amis, Ahmad.
Deux martyrs au ciel
Après la récitation de prières et de versets coraniques, cheikh Ali Bitar a déploré que « nous soyons tous devenus des projets de martyr ». « Nous ne nous soumettrons pas à votre terrorisme. Nous sommes les adeptes du Prophète », a-t-il clamé, s'adressant aux criminels. De son côté, Baker Halawi, président de l'amicale des anciens de l'école, a annoncé « la création d'une caisse d'entraide au nom du martyr ».
Quant à la directrice de l'école, Bassima Baassiri, elle a déclaré que cette année sera l'année de Mohammad Chaar dont le nom figurera sur toutes les publications de l'institution, et désignera la promotion de cette année. « Je suis fière de nos jeunes. Nous avons à présent deux martyrs dans le ciel : Mohammad Chaar et Rafic Hariri », a-t-elle affirmé, ajoutant que « nous ferons face à nos agresseurs par le dialogue ». L'émotion atteint ensuite son paroxysme quand le papa de Mohammad prend la parole, remerciant en pleurant les camarades de son fils. « Ne vous en faites pas de ne pas avoir pu étreindre Mohammad avant l'enterrement. Moi et sa maman avons lavé son corps et l'avons serré longtemps contre nous pour vous tous. Nous avons toujours été contents de tout ce qu'il faisait. J'espère qu'Allah l'est aussi. Moi je vois Mohammad en chacun de vous », a-t-il dit.
Pendant que la foule quitte la salle pour se diriger vers les lieux de l'attentat, afin d'y déposer des fleurs à la mémoire de Mohammad Chaar, la mère de ce dernier croise la maman de Omar Bekdache, et lui transmet des souhaits de longue vie à son fils. La maman de Omar sourit, mais elle sait que son fils est encore en vie parce qu'il a simplement eu plus de chance que les autres, autant il est vrai qu'au Liban, on ne vit plus que par chance.
Les participants entament une procession vers Starco, en criant des slogans appelant à la justice, à l'indépendance et à la coexistence. Là-bas, encadrés par les forces de sécurité, seuls trois des camarades de Mohammad sont autorisés à franchir le ruban jaune pour se diriger vers l'endroit exact où Mohammad était allongé vendredi, saignant et inanimé, pour y déposer des fleurs. Sur le chemin, la directrice de l'Association Hariri continue d'encourager les jeunes à garder espoir dans les lendemains même incertains. Le devraient-ils ? Les criminels sont sans scrupules. Il leur est égal s'ils tuent encore d'autres Mohammad, ou s'ils doivent encore se débarrasser d'une quarantaine de politiciens. Une seule chose compte pour eux : l'aboutissement de leur projet. Et tant qu'ils continueront de se dérober à la justice, Mohammad Chaar sera bel et bien mort pour rien.
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Comme c'est triste! Il est jeune, innocent, insouciant et il a ete arrache a la vie de facon horrible! Pauvre jeunesse qui n'en finit pas de souffrir au Liban! Combien de generations vont payer le prix du jeu des grands?
21 h 39, le 02 janvier 2014