Durant la guerre 14-18, l'Empire ottoman, qui domine la région, rejoint la coalition dirigée par l'Allemagne. Des nationalistes libanais, journalistes et intellectuels, religieux et laïcs, chrétiens et musulmans, paient de leur vie leur engagement, et, pour nombre d'entre eux, leur amour pour la France, en étant arrêtés et conduits à la potence sur ce qui devient alors la place des Martyrs (1915-1916).
Parallèlement, un terrible fléau frappe le Mont-Liban et Beyrouth : une grande famine y fait des ravages, décimant plus du quart de la population. Elle est provoquée par un faisceau de circonstances redoutables : réquisitions systématiques des récoltes et denrées alimentaires par les troupes ottomanes dans ce qui s'apparente à un véritable blocus, embargo des côtes libanaises imposé en mer par la flotte anglaise, invasion de sauterelles, épidémies (typhus, choléra). Des villages sont rayés de la carte, des familles entières menacées d'extinction. Un tel traumatisme a marqué la mémoire collective, le roman national, les livres d'histoire et les œuvres littéraires majeures.
À la Conférence de paix de Versailles (1919), le patriarche maronite Élias Hoayek, se faisant le porte-parole de son peuple éprouvé, remet à l'Assemblée générale un mémorandum réclamant l'indépendance du Liban avec l'aide de la France, dans ses frontières historiques incluant le « grenier » de la Békaa et les plaines du Akkar, riches en céréales. Le retour de ces régions dans le giron national traduit le souhait du patriarcat d'assurer la viabilité économique de l'État libanais naissant, afin que plus jamais une telle tragédie ne se reproduise. Il suffit de lire dans les archives du ministère français des Affaires étrangères la passionnante correspondance du patriarche et de ses évêques délégués en France avec les autorités françaises, notamment les conseillers de Georges Clemenceau, ainsi que les vibrants plaidoyers des intellectuels libanais établis à Paris, pour comprendre l'ampleur du traumatisme de 1916 et l'espoir immense de voir la France, patrie des droits de l'homme et des peuples, jouer un rôle jugé salvateur au Levant.
Pour la diplomatie française, cela tombe bien ! En vertu des accords secrets Sykes-Picot (mai 1916), prévoyant le partage du Moyen-Orient en zones d'influence française et anglaise, le Liban et la Syrie seront placés sous mandat français, les Britanniques s'assurant le contrôle de la Mésopotamie et de la Palestine.
L'État du Grand-Liban, proclamé le 1er septembre 1920 à la Résidence des Pins par le général Henri Gouraud (lui-même héros de la guerre 14-18), est donc né des convulsions de la Grande Guerre et de ses souffrances indicibles.
Il est le fruit de beaucoup de sacrifices et d'un long processus de réflexion et de « lobbying », au sein des élites pionnières de la Renaissance (Nahda) arabe. Écrivains, journalistes et poètes exilés à Paris fondent journaux et clubs littéraires (Chucri Ghanem en est la figure de proue, dont la pièce Antar remporte un vif succès au théâtre de l'Odéon en 1910). Les auteurs francophones développent une œuvre où l'identité libanaise est mise en valeur et où l'influence de Maurice Barrès, chantre du nationalisme et de l'attachement à la terre natale, est prégnante.
L'État libanais naissant se positionne d'emblée comme une terre de rencontre des cultures, un carrefour entre Orient et Occident. Une philosophie avant-gardiste, celle du pacte national entre ses composantes communautaires, préside à l'élaboration de sa Constitution et à son indépendance (1943).
L'actualité internationale pose avec acuité la question de la pertinence de ce pacte singulier, à l'heure où la région dans son ensemble connaît une exacerbation des identités confessionnelles. Cent ans plus tard, les États du Moyen-Orient issus du démembrement de l'Empire ottoman sont en proie à des convulsions internes douloureuses. Leurs relations pâtissent de la méfiance et des rivalités entre leurs dirigeants. La charpente constitutionnelle et géographique sur laquelle ils furent édifiés à la suite du découpage franco-britannique du début du siècle dernier subit les contrecoups des révolutions actuelles et des turbulences politiques, même si elle tient toujours.
La région est-elle entrée dans l'ère post-Sykes-Picot ? Si la notion d'État-nation telle qu'appliquée en Europe ne peut qu'être vouée à l'échec dans une région marquée par une grande diversité ethnique, religieuse et culturelle, sur quelle base reconstruire des États et des sociétés aussi déchirés par les conflits, l'incertitude du lendemain et l'instabilité?
Une sérieuse réflexion reste à mener, en y associant tous les acteurs de la société, sans en exclure les jeunes générations, les femmes et les intellectuels.
Pour mieux envisager l'avenir cependant, le Liban, comme l'ensemble du Moyen-Orient, connaît la nécessité impérieuse de la transmission de la mémoire. Car, à bien des égards, les conflits d'aujourd'hui ressemblent à des règlements de comptes du passé. La mise en place d'une politique mémorielle est fondamentale pour l'édification d'un État de droit, mais elle est inhibée par la crainte de raviver les souffrances, remuer les plaies mal cicatrisées, provoquer le ressentiment, faire resurgir les antagonismes.
À cet égard, l'exemple de la construction européenne est remarquable d'enseignements. Après deux guerres mondiales, l'Europe s'est construite autour de l'axe franco-allemand par la volonté d'hommes visionnaires comme Robert Schuman, Jean Monnet, Charles de Gaulle et le chancelier allemand Konrad Adenauer. Le travail de mémoire a fait son œuvre.
Il faut beaucoup de courage pour reconnaître les responsabilités de chacun dans la guerre, tendre la main de la réconciliation et construire l'avenir.
Il en est grand temps, pour le Liban et pour le monde arabe tout entier, si nous ne voulons pas qu'aujourd'hui ressemble à hier, un siècle plus tard...
Pour mémoire
Ce lien indéfectible entre le Liban et Charles de Gaulle...
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fait méconnu en Europe mais il faut dire que le commerce avec la Turquie est plus important
07 h 43, le 06 février 2014