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À La Une - Mémoire - Bientôt un centenaire...

Les jésuites au Liban et la Grande Guerre de 1914-1918

À l’occasion du centenaire d’un conflit qui fit des millions de morts, une exposition de documents puisés dans les archives de la Compagnie de Jésus au Liban est en préparation.

Des prêtres jésuites en groupe.

« On fait le pain avec l’eau de mer à Beyrouth (...) L’argent se prête à 40, 50 et 100 %. » Deux détails, parmi des dizaines d’autres, qui donnent une idée des conditions de vie dramatiques qui furent celles des Libanais durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), encore appelée la Grande Guerre. Comme un vol de sauterelles, tous les malheurs du monde s’abattirent sur le Liban de l’époque.


À l’occasion du centenaire d’un conflit qui fit des millions de morts, une exposition de documents puisés dans les archives de la Compagnie de Jésus au Liban et les diaires (journaux rédigés quotidiennement) de nombreux pères jésuites est en préparation. Exhumés et parcourus par Christian Taoutel et Pierre Wittouck s.j., les documents révèlent de nombreuses pages oubliées de la vie quotidienne des Libanais durant cette période tragique, et de celle des missionnaires jésuites qui les accompagnèrent spirituellement et physiquement.


Les documents sont révélateurs. Les membres de la congrégation écrivent et agissent avec foi, dans l’intérêt avoué et explicite de protéger leurs élèves, leurs malades, leurs maisons, leurs églises, et finalement toute la population libanaise en ces circonstances tragiques. Certains diaires détaillent les terribles souffrances endurées par les habitants, en particulier à Beyrouth. Les témoignages dénoncent la brutalité des Ottomans et montrent à quel point la Grande Guerre renforça la cohésion et l’amour des jésuites pour leur ordre et le Liban.(*)

 


La guerre éclate
Le conflit éclate sous un prétexte : le 28 juin 1914, l’héritier de l’empire austro-hongrois et son épouse sont assassinés à Sarajevo par un anarchiste serbe. Imputé à la Serbie par le gouvernement autrichien, l’assassinat va déclencher la Première Guerre mondiale. Quand la guerre se déclare en Europe, l’Empire ottoman se rapproche naturellement de l’Allemagne et de l’empire d’Autriche-Hongrie, contre l’ennemi héréditaire russe. Il entre en guerre à l’automne 1914.
Frustré par les accords de 1861 convenus avec l’Europe instaurant au Liban la moutassarrifiya, accordant des privilèges administratifs et fiscaux à la Montagne libanaise, l’Empire ottoman se déchaîna : il fit arrêter et pendre de nombreux citoyens libanais et syriens, nationalistes et autonomistes, soupçonnés et accusés d’être pro-occidentaux.
Considérés comme « associés » aux puissances
européennes, les jésuites (majoritairement français à cette époque) subirent également les intimidations répétées des autorités ottomanes qui s’en prirent aux établissements et missions de la Compagnie.
Et très rapidement, le Liban sombra dans la famine...

 

 

La lettre de Georges Picot au Provincial des Jésuites à Beyrouth.

 


L’USJ évacuée...
Comme indiqué plus haut, le déclenchement de la Première Guerre mondiale entraîna la disparition de l’autonomie partielle acquise en 1861 grâce à la moutassarrifiya. Le 5 juin 1915, le dernier moutassarrif, Ohannès Kouyoumdjian Pacha, démissionne.


Toutefois, les exactions avaient déjà commencé. Le dimanche 8 novembre 1914, quelques jours après la rentrée scolaire, le commandant de la police et des gendarmes turcs ordonnent au recteur de l’Université Saint-Joseph, le père Gérard de Martimprey s.j., de « faire évacuer la maison en 2 heures et de lui en remettre les clefs ». Il y avait là 70 séminaristes, 300 élèves et 60 religieux, parmi lesquels des vieillards et des infirmes. Le jour même, le père recteur se rendit chez le wali de Beyrouth pour essayer d’obtenir un sursis, mais ce dernier lui répondit froidement : « Je suis fâché de ce qui vous arrive, mais vous avez le malheur d’être les alliés de nos ennemis traditionnels, et c’est la guerre... »


Dans une lettre émouvante et sévère, adressée le 15 novembre 1914 au consul général des États-Unis, le père Mc Court s.j. – agissant en tant que jésuite américain, comme supérieur légal provisoire de l’Université Saint-Joseph – semble complètement désemparé face à l’agression ottomane. Il prévient les autorités américaines que les Ottomans ont expulsé les jésuites de leur maison de l’Université Saint-Joseph et informe les autorités américaines des conséquences de cet acte :
« Ayant été expulsés de notre maison de l’Université Saint-Joseph, propriété de la mission et du Saint-Siège, nous sommes dans l’impossibilité de sauvegarder les nombreux objets de valeur... bibliothèque, matériel d’imprimerie, instruments de physique, musées et mobilier d’église... Et je crois de mon devoir de vous en prévenir et de vous prier d’en prévenir qui de droit, afin que, le cas échéant, chacun supporte la responsabilité de ses actes. »

 


Déportés en Grèce
Dans les jours qui suivirent, les prêtres des congrégations religieuses européennes sont obligés de quitter le pays. Ils sont rassemblés sur des bateaux et embarquent, sans rien emporter, pour la Grèce.
« Nous sommes sur un petit bateau construit pour une cinquantaine de personnes, presque 500 religieux et religieuses de toutes les congrégations, jésuites, maristes, lazaristes, dominicains, capucins, franciscains... Le voyage sera horrible, le prix aussi (...). Mais à peine le bateau eut-il levé l’ancre du port de Beyrouth qu’un joyeux Ave Maria s’échappa de toutes les bouches et tous les cœurs. Marie avait sauvé ses enfants de la main des barbares turco-allemands. »
« Les Ottomans réquisitionnent donc les hôpitaux et les institutions d’enseignement gérés par les missionnaires étrangers. Ce sont ainsi plus de 400 religieux et religieuses français qui quittent le Mont-Liban et Beyrouth. »


Le 22 février 1916, le provincial des jésuites, le père Claude Chanteur s.j., remet une copie de l’inventaire des possessions de la Compagnie de Jésus au Liban à l’abbé Séraphin Lagier (qui se charge de faire parvenir le document au ministère des Affaires étrangères en France). Un document manuscrit détaille la liste des biens, qui sont confiés aux Tabet et aux Sfeir, des familles résidant près de la maison de la Compagnie de Jésus à Beyrouth. Valises des prêtres, lampes, calices, livres et tapis, soutanes, uniformes et draps... autant d’objets du « patrimoine » de la mission jésuite, qui vont être dissimulés dans des maisons, risquaient moins d’être l’objet des perquisitions ottomanes.

 


Chapelles transformées en mosquées
En août 1916, la situation des jésuites est des plus mauvaises. L’USJ est occupée par le Croissant-Rouge ottoman et par la « Défense nationale ». Literie et mobilier ont été emportés. L’église Saint-Joseph de la Compagnie de Jésus a été fermée et l’une des chapelles aurait été transformée en mosquée. Une grande partie des manuscrits de la Bibliothèque orientale est envoyée à Istanbul.


Le bâtiment de la faculté de médecine est occupé par la faculté de médecine ottomane de Damas. La chapelle y a été transformée en mosquée. Les machines et instruments de l’imprimerie catholique ont été volés (le père Maalouf s.j. estime les pertes à 500 000 FF). Toutes les provisions cachées à Beyrouth ont été confisquées. Les lettres nous apprennent aussi qu’un agronome allemand, allié des Ottomans, a vendu aux enchères, à moitié prix, tout ce qui se trouvait à Bickfaya, Taanaïl et Ksara. Il faut rappeler que les pères jésuites (français) menacés avaient abandonné le domaine de Taanaïl pour rejoindre la résidence de Ksara (qui appartenait administrativement au Mont-Liban).

 


Dans la Montagne, on meurt de faim
En dehors de Beyrouth aussi, la guerre de 1914-1918 causera d’énormes dégâts aux jésuites. Abandonnée, la maison de Taanaïl est pillée, saccagée et incendiée. Les Turcs profitent de la situation et coupent tous les frênes du domaine déserté, ce bois étant recherché pour fabriquer les roues des porte-canons de l’armée ottomane.


Au collège Saint-Joseph de Antoura, chez les pères lazaristes, même son de cloche : « L’église, notre jolie église, est devenue cuisine. On fait les feux à la mode arabe sur les autels, et c’est pure barbarie gratuite, puisqu’il y a au collège une superbe cuisine pour alimenter 600 personnes. Mes confrères sont cachés dans la montagne où ils meurent de faim. »


À Ksara, la maison, les caves et l’observatoire sont entièrement saccagés et la bibliothèque dispersée. À Ghazir et à Bickfaya, les maisons sont très endommagées, les portes et les fenêtres démontées et emportées. À Homs et Alep, en Syrie, « il n’y a plus que les quatre murs des maisons ».

 

 

 Deux pages d’un diaire de l’époque.


Les pendaisons
Les archives des pères jésuites dévoilent aussi que plusieurs notables ont été pendus à cause de leurs sentiments francophiles. À Beyrouth, Joseph Béchara Hani et Philippe et Farid Khazen sont pendus sur la place publique. Ils meurent « courageusement et chrétiennement après avoir reçu les sacrements d’un prêtre maronite ». Ahmad Tabbara, propriétaire d’un journal, subit le même sort.


À Damas, Abdel Wahab el-Inglizi et Michel Pacha Moutran, condamnés comme traîtres à la patrie ottomane, sont promenés publiquement dans une charrette, fouettés et couverts de crachats et d’ordures. Tous les drogmans des consulats d’Alep, de Damas et de Tripoli, comme Espère Choukaire, du consulat anglais à Beyrouth, et Aziz Fiani du consulat russe de Beyrouth, sont déportés.


« Les patriarches maronites résidant à Dimane, ainsi que le patriarche syrien, ont été interrogés plusieurs fois par la cour martiale et ont été humiliés. Le Monseigneur Chebli, évêque maronite, a été déporté, condamné à mort par la cour martiale de Aley. L’évêque syrien de Gezireh ainsi que 34 prêtres catholiques ont été massacrés en 1915... »

 


Famine, misère et épidémies
À travers les diaires, on apprend que le pain se fit rare et souvent inexistant. Dans ses Mémoires, le patriarche maronite Élias Hoayek assure que le Liban « a perdu pendant la Grande Guerre plus du tiers de sa population en raison d’une famine organisée volontairement par l’ennemi ».
Le calcul politique ottoman consiste à affaiblir les Libanais en général, et les chrétiens en particulier, en les affamant au lieu de les massacrer comme en Arménie.
« Dès le 11 août 1914, chevaux, mulets, chameaux, tout est réquisitionné. Les chemins de fer eux-mêmes furent réservés aux transports militaires ottomans. Les locomotives (faute de houille) sont alimentées au bois de mûriers et des forêts libanaises... »
« À Beyrouth, les gens meurent de faim, on les ramasse dans les rues. » « En mai 1916, le déficit dans l’élevage du ver à soie atteint 85 %, les banques 50 % et l’argent se prête à 40, 50 et 100 %. »
« À Beyrouth, le kilo de farine coûte 2 francs 25. Le sucre 10 francs au minimum, le beurre 12 francs le kilo, l’huile, le riz, le café et le savon sont inabordables, le sel manque et on fait le pain avec l’eau de mer... »


Pour comprendre la famine dans les régions chrétiennes, un document rédigé par un père jésuite, le 13 novembre 1916, explique que les lois ottomanes de 1915 autorisant les gouverneurs ottomans à déporter en masse les populations ont poussé les chrétiens de Beyrouth à garder leur argent plutôt que de faire des provisions intransportables.
« Ceux qui n’ont pas de ressources ni de fortune ni de provisions sont condamnés à mourir de faim. Entre 40 000 (au minimum) et 60 000 personnes sont déjà mortes de faim au début de l’été 1916. »
« Les districts qui ont le plus souffert sont le Keserwan, le Metn et Batroun, où certains villages se vident littéralement. L’absence de médicaments, de médecins et de pharmaciens, tous réquisitionnés pour l’armée turque, est totale. Des épidémies de choléra, variole et typhus viennent s’ajouter aux malheurs de la population. »

 


Beyrouth-mouroir
« Beyrouth est transformée en mouroir, et seuls quelques secours aux affamés sont organisés par les Américains. Mais les Turcs les en empêchèrent très rapidement, de peur que la population ne s’attache aux Occidentaux », souligne un diaire.


Le 26 octobre 1916, une nouvelle loi ordonne l’appel général au service militaire, même pour ceux qui avaient payé le « bédél askariyé ». La Sublime Porte dénonce officiellement le traité de Berlin de 1878 et les accords qui garantissaient l’autonomie du Liban. C’est ainsi que les sujets en âge de servir vont être enrégimentés par la force contre les Alliés.
Dans un extrait de lettre du père Cattin s.j. datant du 18 septembre 1916, on peut lire : « On souffre de la cherté des vivres et du manque d’argent. L’abbé Mezarey, secrétaire de Monseigneur Doumani, a été pendu. »


M. Sarloutte, supérieur du collège lazariste de Antoura, dans une lettre datée du 7 septembre 1916, évoque la même tragédie : « La famine systématiquement organisée continue son œuvre. Le “rothol” de farine est vendu par les Turcs 12 francs, et si l’on s’avise de venir en acheter, le lendemain les Turcs, flairant de l’argent, en exigent 30 francs... Le collège est occupé par des officiers turcs, on y a installé 300 petits Arméniens dont les Turcs ont massacré les parents, et qui sont devenus turcs par la force. »

 


Les « espoirs » de Georges Picot
La guerre mondiale se terminera certes par la défaite des Allemands et de leurs alliés ottomans. Le Liban sera libéré et sera placé sous mandat français. On peut le deviner déjà en lisant l’extrait d’une lettre envoyée le 3 septembre 1915 par François Georges Picot, depuis l’ambassade de France à Londres. Dans cette lettre adressée au provincial des jésuites à Beyrouth, le célèbre signataire pour la France de l’accord Sykes-Picot avec la Grande-Bretagne (accord divisant les restes de l’Empire ottoman entre les puissances occidentales) écrivait :
« J’exprime mon espoir de voir bientôt la Turquie vaincue, et notre rentrée possible à Beyrouth, et, comme vous l’avez vu dans les journaux, notre drapeau flotte depuis trois jours sur l’île de Rouad, coin de terre syrienne au nord de Tripoli, affirmant l’avenir qui se prépare, cela calmera je l’espère l’intrigue des Libanais... »


Lettres, diaires, inventaires, notes personnelles : plusieurs milliers de documents poussiéreux et jaunis du siècle dernier témoignent de ces quatre années de guerre que les Libanais connaissent mal. Les témoignages écrits par des prêtres jésuites permettront de faire connaître et de transmettre aux générations futures le souvenir de ces années héroïques. Solidaires des Libanais durant ces années tragiques, les jésuites du Liban ont honoré de manière exemplaire leur devise : « Aimer et servir. » Espérons que ces récits parfois très pénibles sensibiliseront les lecteurs d’aujourd’hui aux souffrances des populations déplacées que le Liban accueille en ce moment, et les pousseront à faire preuve de générosité et d’altruisme, en souvenir du temps où eux-mêmes étaient affamés et dans le besoin.

(*) Dans le souci de conserver l’authenticité des documents, la syntaxe et l’orthographe des lettres et diaires n’ont été corrigés que très légèrement.

 

Pour mémoire

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