
Photo G.K.
C’est un « salon de barbiers » à Achrafieh. L’établissement est aux antipodes de l’imaginaire des petits salons de coiffure pour hommes beyrouthins où le temps semble ne s’être jamais écoulé. Ici, il y a des écrans plats encastrés dans les miroirs, des tondeuses à la pointe de la technologie, une hôtesse qui fait patienter les clients en leur proposant un espresso, et des jeunes « maîtres barbiers » habillés tous à l’identique, gilets noirs sur chemises blanches, qui offrent en plus de leurs prestations, un massage du crâne avec des crèmes aux extraits de vétiver. Joe, un trentenaire qui habite le quartier, fréquente le salon en question depuis que son vieux barbier, chez qui son père l’avait emmené la première fois quand il savait à peine aligner deux mots, a pris sa retraite. Il vient y soigner sa barbe toutes les semaines, la confiant au même barbier, Ali. Au bout de sept ans, Joe n’a plus besoin de lui donner la moindre instruction. « Comme d’habitude, Joe ? » « Comme d’habitude, Ali ! »
Des racines phéniciennes
Le hasard a voulu que Joe naisse dans une famille chrétienne d’Achrafieh à la fin des années 80. Formé dans une école catholique, traîné tous les dimanches à la messe, sa confession est devenue par la force des choses, et en tous cas avec l’influence de son environnement et sa famille, une partie fondamentale de son identité. C’est quelque chose qu’il revendique et dont il s’enorgueillit presque, au même titre que ses racines « phéniciennes » qu’il préfère, et de loin, au visage arabe du Liban. C’est comme une cause qu’il s’est senti investi du devoir de défendre, tant son père lui a planté dans la tête l’idée qu’il faisait partie d’une communauté en danger, en voie de disparition.
Bien qu’il n’ait jamais connu cette époque et ses failles, Joe a grandi avec la nostalgie de l’âge d’or libanais et le regret complètement assumé de la fin du mandat français. Si depuis toujours, il rêve d’un Liban absolument occidentalisé, les dernières années lui ont confirmé que le fédéralisme est la seule solution possible au casse-tête qu’est ce pays. En vrai, même si son oncle est mort en 1989 alors qu’il combattait du côté des Forces libanaises et dans une guerre interchrétienne, même si sa mère est tombée dans la précarité la plus totale quand les banques lui ont confisqué ses économies ; même s’il a failli perdre la vie au moment de la double explosion du 4 août où des politiciens de tous bords sont pourtant impliqués, Joe considère que le Hezbollah est l’unique responsable du naufrage de son pays. D’ailleurs, s’il avait rejoint les places de la révolution d’octobre 2019 dès ses premières heures, il en était vite reparti, lassé de crier « Hezbollah, Hezbollah ! » dans le vide et surtout lassé d’entendre en réponse : « Kellon Yaané Kellon. »
Une communauté délaissée
Pour sa part, Ali, quasiment le même âge que Joe, est né au lendemain de la guerre civile libanaise dans une famille chiite. Originaires de Khiam, ses parents s’étaient installés dans la banlieue sud de Beyrouth, à Haret Hreik plus précisément, pour fuir l’occupation israélienne au Liban-Sud. Il ne sait plus vraiment à quand cela remonte, mais du plus loin qu’il se souvienne, Ali a été formé, éduqué, nourri, « son cerveau lavé », penserait Joe, à l’idée qu’il fait partie d’une communauté menacée de tous bords. À la fois longtemps délaissée, voire méprisée, par ceux qui monopolisaient le pouvoir politique au Liban après le mandat français, et sans cesse persécutée par l’ennemi israélien. Le seul qui à ses yeux mérite cette désignation.
Dès qu’il a ouvert les yeux sur ce monde, et presque avant même qu’il apprenne à marcher, à l’école ou quand il y revenait, au moment du dîner lorsque sa mère déposait de quoi manger à table, en allant voir le médecin, en recevant un jouet ou une bourse universitaire, le jour où il est monté en avion pour la première fois à vingt ans ou celui où il a découvert l’appartement familial remis à neuf après la guerre de 2006, tous ceux qui l’entouraient lui ont fait ingérer l’idée indiscutable que tout cela, c’est-à-dire la vie en soi, il la devait au Hezbollah. À tel point que lorsque son frère aîné mourait pendant la guerre de 2006, Ali avait été contraint de ravaler ses larmes et d’apprendre au contraire à voir cette mort comme un cadeau, une offrande à ce parti sans lequel ses parents, sa famille, sa communauté et le Liban en entier « ne seraient rien », comme lui répétait son père. Au fil des années, cette allégeance aveugle avait à ce point été alimentée, entretenue, qu’elle avait fini par faire partie de lui, comme quelque chose qui relève de l’irrévocable, du sacré. De la foi. En fait, pour Ali, tous ceux qui touchaient au parti touchaient à Dieu.
Quand le destin a rassemblé ces deux hommes dans ce salon de barbiers à Achrafieh, et qu’au fil des premières conversations, ils avaient appris à se connaître, c’était comme la rencontre de deux Liban. Si proches, des vies voisines, à pas même deux kilomètres de distance, mais toutefois éloignés par des continents invisibles. Pourtant, au gré de ces rendez-vous quotidiens, une sorte de familiarité, d’intimité peut-être, avait fini par s’installer entre les deux hommes qu’a priori, sur papier, tout sépare. De semaine en semaine, ces morceaux de discussions leur avaient permis de se comprendre, de s’accepter sans forcément se mettre d’accord. De se rendre compte que tout ce temps, chez eux comme chez leurs parents avant eux, plus la notion d’État disparaissait, et plus leur peur de disparaître, et donc leur repli sur leur communauté, leurs convictions, leur vision du Liban, devenait excessif. De comprendre que cet « infini » qui supposément les séparait n’était en réalité qu’une illusion de la peur, celle que les chefs de clan ont sans cesse semé dans leurs communautés respectives pour mieux les endiguer.
De réaliser, surtout, qu’au Liban plus que nulle part ailleurs, il suffit cependant d’un rien, d’une conversation chez un barbier entre deux hommes, d’un petit pas vers l’autre, du courage d’écouter, simplement, pour se rapprocher et faire se croiser, se mélanger tous nos Liban rêvés.
C'est à croire qu'entre le barbier et Joe il n'y a pas qu'un poil qui les sépare.
06 h 55, le 28 janvier 2025