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Lifestyle - Photo-Roman

Comment réapprendre l’espoir au Liban ?

À force de coups, à force d’avoir été contraints de désapprendre ce que c’est que l’espoir, les Libanais redécouvrent aujourd’hui ce sentiment comme on réapprend à marcher…

Comment réapprendre l’espoir au Liban ?

Photo tirée du compte Instagram @oldbeiruthlebanon

Beyrouth, quartier Sassine, le 13 janvier 2025. Ce matin-là, comme d’ordinaire, elle est assise du côté gauche du sofa, à la même place qu’elle n’a pas quittée, de jour comme de nuit, tout au long des trois mois de la guerre israélienne contre le Hezbollah. Assise à cette même place d’où elle avait entendu le 17 septembre le tumulte des sirènes d’ambulance, en découvrant sur son écran la dystopique et surréaliste opération des bipeurs, et puis tous ces corps en morceaux, entassés aux portes des urgences des hôpitaux. Assise à cette même place où elle passait des heures à pleurer en déchiffrant le regard encore intact d’un bébé tué à Nabatiyé. Des heures à pleurer en voyant un vieil agriculteur du Sud, ses yeux perdus comme ceux d’un enfant, raconter son cœur brisé à l’idée d’avoir quitté ses chèvres et ses oliviers qu’il sait qu’il ne reverra plus jamais.

Assise à cette même place où l’après-midi du 27 septembre, elle avait vu l’appartement secoué de toutes parts, comme un infect relent du 4 août 2020, au moment de l’assassinat apocalyptique de Hassan Nasrallah. Assise à cette même place où, de toutes ses cordes vocales, elle avait insulté et maudit les figures du Hezbollah, à chaque fois que l’une d’entre elles prenait la parole pour louer l’étendue de leur supposée victoire. Assise à cette même place où elle avait souvent l’impression que les drones israéliens planaient dans son salon et où parfois elle se demandait si l’aviation israélienne ne s’était pas mise à bombarder son quartier, tant le bruit des explosions était puissant. Assise à cette même place où, de jour en jour, elle était convaincue d’assister à la fin du Liban.

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Assise à cette même place où elle se mordait la langue et retenait ses larmes à chaque fois que son fils l’appelait de Dubaï, et qu’elle lui disait : « Ça va, on tient le coup. Hamdellah, au moins on est dans une région épargnée. Hamdellah, tu n’es pas là, ce pays n’est pas pour toi. Ce pays n’est plus un pays. » Alors qu’en vrai, l’antidépresseur, les paquets de Gitane et la bouteille de gin étaient à portée de main. À cette même place qu’elle n’avait pas réussi à quitter, même une fois le cessez-le-feu proclamé.

Depuis son emménagement dans cet appartement de Sassine après son mariage en 1980, le temps avait passé. Le sofa avait été maintes fois retapissé. Pendant la guerre civile, il avait à plusieurs reprises été transpercé par des éclats d’obus ou des morceaux de verre. Mais c’est d’ici-même, depuis cette même place, la sienne, qu’elle avait regardé le Liban se faire, se défaire et se refaire à l’infini. Son histoire tourne en boucle. C’est là qu’avec son mari et des amis, ils avaient sabré le champagne au moment de l’élection de Bachir Gemayel en 1982, persuadés que ce « sauveur » dans son costume crème effacera d’un revers de la manche toute la noirceur des sept années précédentes. C’est là que le 14 septembre 1982, ses larmes avaient coulé à flots, en apprenant l’assassinat de ce même Bachir, avec cette effroyable sensation de vertige, de retour au cauchemar. C’est là qu’en 1988, enceinte de neuf mois, elle avait aveuglément et en toute crédulité déposé toute sa foi en la personne de Michel Aoun, seulement jusqu’à ce qu’elle se retrouve claquemurée dans l’abri au sous-sol, puis ballottée sur un hydroglisseur pour fuir l’enfer du Liban. C’est là qu’en 1991, elle avait retrouvé la chaleur de la maison, de son pays, « en rentrant pour de bon », convaincue que le pire était désormais derrière elle. C’est là que les années qui ont suivi, elle avait revu le Liban retomber dans une autre et plus sournoise forme de terreur, à savoir le venin de la tutelle syrienne. C’est là qu’en mars 2005, elle ne tenait plus en place, enivrée d’espoir, devant les images de la place des Martyrs débordante d’une foule rêvant déjà à un nouveau Liban, devant les images des troupes syriennes quittant notre territoire. C’est là que quelques semaines plus tard seulement, la peur, la tristesse et le désespoir revenaient s’emparer d’elle, alors qu’elle comptait les proies des attentats commandités par le régime Assad.

Des corps pas faits pour le bonheur

C’est là que tous les poils de son corps s’étaient hérissés en mai 2000, le jour où l’armée israélienne partait du Liban-Sud ; puis qu’en 2006, ça la brûlait de voir des femmes et des enfants et des vieux mourir sous les projectiles israéliens. C’est là qu’elle s’était calfeutrée dans son sofa, l’effroi dans la peau, tandis que des éléments armés du Hezbollah opéraient leur coup d'État du 7 mai 2008. C’est là que la poignée d’années qui ont suivi, elle se réhabituait lentement à ces jours où rien ne se passe et où l’ennui faisait du bien. C’est là qu’en octobre 2019, elle avait profondément cru que le soulèvement populaire réussirait à balayer l’association de malfaiteurs qui avait pourri le Liban et son existence. C’est là que le 4 août 2020, à 18h07, elle avait rencontré la mort, tandis qu’une partie de sa ville disparaissait dans un nuage de cendres et de sang. C’est là que les mois d’après, l’âme arrachée à défaut d’être morte, elle venait s’affaler après avoir fait la queue devant la banque ou la station d’essence. C’est là qu’elle venait fumer avec son mari, au milieu de la nuit, ne trouvant pas le sommeil à force de réfléchir à comment ils arriveront à la fin du mois sans avoir à demander de l’aide à leur fils.

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Le 13 janvier 2025, c’est là qu’elle était assise, sonnée, en assistant à la nomination de Nawaf Salam au poste de Premier ministre ; quatre jours seulement après l’élection du président Joseph Aoun. Elle avait regardé ces deux hommes nouveaux, intacts, presque trop bons pour un pays entraîné, formé et programmé à la médiocrité. Elle avait écouté parler ces deux hommes que même en rêve, elle n’aurait jamais imaginé à la tête de ce pays destiné à ne jamais être un pays, et elle n’arrivait pas à retrouver le goût du bonheur. Assise sur ce sofa où elle avait vu son pays se faire et se défaire ; où un rien, pourtant, avait le pouvoir de la faire basculer du désarroi le plus abyssal à la foi la plus complète, elle s’était rendu compte, pour la première fois de sa vie, qu’elle n’osait plus espérer. Qu’à force de coups, qu’à force d’avoir été contrainte à désapprendre l’espoir, ce sentiment lui était désormais devenu étranger…   

Beyrouth, quartier Sassine, le 13 janvier 2025. Ce matin-là, comme d’ordinaire, elle est assise du côté gauche du sofa, à la même place qu’elle n’a pas quittée, de jour comme de nuit, tout au long des trois mois de la guerre israélienne contre le Hezbollah. Assise à cette même place d’où elle avait entendu le 17 septembre le tumulte des sirènes d’ambulance, en découvrant sur...
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Je maudis ces faiseurs de morts qui nous ont brisé nos cœurs et nos ailes. Mais Gilles, l’espoir ça se cultive. Il est de la responsabilité de ceux qui savent manier plume et mots de planter des pousses pour que germe l’espoir.

Fée Espoir

08 h 40, le 24 janvier 2025

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Commentaires (1)

  • Je maudis ces faiseurs de morts qui nous ont brisé nos cœurs et nos ailes. Mais Gilles, l’espoir ça se cultive. Il est de la responsabilité de ceux qui savent manier plume et mots de planter des pousses pour que germe l’espoir.

    Fée Espoir

    08 h 40, le 24 janvier 2025

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