Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Ces Libanais qui ont encore en eux le trauma de l’occupation syrienne

Récit d’une expérience qui a intoxiqué et piétiné le Liban de 1990 à 2005, et même après…

Ces Libanais qui ont encore en eux le trauma de l’occupation syrienne

Photo Myriam Boulos

Cette nuit d’août 1989, il n’était pas même âgé de deux jours quand l’armée syrienne, à l’époque sous les ordres du tyran Hafez el-Assad, arrosait d’obus le quartier d’Achrafieh où il venait d’arriver au monde. Il n’avait pas même deux jours quand d’une seconde à l’autre, la chambre où il dormait, et que, pendant neuf mois, ses parents avaient rêvé pour lui, se transformait en un tourbillon de poussière et de vitres explosées. Il n’avait pas même deux jours quand sa mère avait bondi de son lit sans même réfléchir, cavalé les pieds nus sur le sol constellé de débris de verre, vers le berceau où il était, pour essayer de le retrouver au milieu de cette apocalypse ; le serrer contre elle, s’assurer qu’il respire encore, et, comme elle le lui répète chaque année à cette date, « mouiller ton minuscule nez avec un bout de coton imbibé d’eau », pour qu’il ne meurt pas asphyxié. Il n’avait pas même deux jours quand, avec lui au creux de ses bras, sa mère, dans sa chemise de nuit, les cheveux recouverts de suie, avait déboulé elle ne sait plus trop comment les escaliers suspendus dans le vide pour aller se réfugier au sous-sol de l’immeuble. Il n’avait pas deux jours quand il passait sa première nuit dans un abri, parmi des matelas alignés sur le sol, des lampes à gaz, des mères au bord de la crise de nerfs, des vieux et des enfants pas faits pour cette guerre  ; des hommes qu’on suppliait de ne pas sortir faire la guerre, et un tout petit transistor qui crachait des nouvelles du pays en débâcle, juste au-dessus d’eux. Il n’avait pas deux jours quand il découvrait pour la première fois l’odeur de la mort et du sang. Quand il goûtait pour la première fois au poison du régime Assad. Un venin avec lequel ce régime barbare aura continué d’intoxiquer le Liban jusqu’à 2005, et même après. Et même s’il n’avait pas encore de mémoire à l’époque, même s’il n’a toujours pas de souvenir précis de ce moment qui défie la pire des horreurs, ce trauma ne l’a plus jamais quitté. Il est resté en lui, inscrit quelque part dans son corps.

« Parle à basse voix, tais-toi, on nous écoute »

Il n’avait pas même une semaine lorsque, las d’attendre que les choses se calment dehors, ses parents avaient décidé de quitter cet immeuble, ce quartier, ce pays à feu et à sang et où tout commençait à manquer. Avec leurs cœurs au creux de la paume, avec la peur au creux du ventre et, en même temps cette sorte de vaillance dont seuls les Libanais ont le mystère, ses parents avaient pris la route vers le port de Jounieh, seule et unique manière de sortir de cet enfer appelé Liban. Jusqu’à ce jour, ses parents s’accordent à dire que c’était sans aucun doute le pire, le plus effrayant moment de leur vie. Avec lui, un bébé pas même âgé de 48 heures, une rafale d’obus syriens entre lesquels leur petite voiture slalomait le long de l’autoroute de Dora, et juste une poignée de courage pour affronter tout cela. « Je ne sais pas comment nous sommes arrivés à la maison en une pièce », lui répètent-ils encore aujourd’hui. Il n’avait pas même une semaine donc quand ils fuyaient vers Chypre à bord de l’un de ces hydroglisseurs qui partaient dans la nuit depuis Jounieh, et que souvent, comme ça, les Syriens décidaient de bombarder. Quelques jours plus tôt, dans la nuit du 5 août 1989, ils en avaient pris un pour cible et deux fillettes qui s’y trouvaient, Rouba (3 ans) et Maya (18 mois) Azar, étaient mortes noyées.

Il n’avait pas deux ans quand sa famille rentrait au Liban, en 1991, supposément parce que la guerre était finie, mais en réalité pour retrouver un pays écrasé et infecté par l’occupation syrienne. En grandissant dans ce pays qui devenait le sien, il réalisait sans qu’on ne le lui formule ainsi, qu’en fait ce pays ne lui appartenait pas vraiment. À l’école, on avait beau lui raconter l’indépendance de 1943, lui faire porter un petit drapeau tous les 22 novembre, lui faire retenir par cœur l’hymne national, le nom de nos présidents de la République et celui de nos chaînes de montagnes ; lui parler de ces 10 452 kilomètres carrés censés être les nôtres, mais insidieusement l’occupation syrienne s’infiltrait partout, comme un virus, une maladie héritée au lendemain de la guerre civile et contre laquelle personne ne pouvait rien à part se taire, ou collaborer.

Avec le temps, il découvrait un pays coupé en deux, divisé entre les perfides collaborateurs, les résistants irraisonnables et ceux qui se terraient dans le silence de peur d’être pris aux crocs des services de renseignements syriens. Jusqu’à ce jour, il ne peut pas oublier les déjeuners du dimanche où son grand-père maternel, patriote et souverainiste jusqu’à la moelle, se mettait à maudire l’occupation syrienne, et, aussitôt, toute la table qui le reprenait et lui disait en murmurant : « Parle à basse voix, tais-toi, on nous écoute. » Jusqu’à ce jour, il ne peut pas oublier le père d’un camarade d’école que des hommes armés, à la solde du régime syrien, étaient venus enlever de chez lui dans la nuit, au seul motif d’avoir refusé de payer une somme d’argent aux Syriens pour quelque entreprise qu’il fondait.

Lire aussi

« Tu rentres au Liban pour Noël ? »

Le souvenir des barrages et des voitures piégées

Jusqu’à ce jour, il y a encore dans un tiroir de sa mémoire les images des barrages de l’armée syrienne partout où ils allaient, en famille, dans le Metn et le Mont-Liban. Il y a encore les yeux des soldats qui les toisaient avec une arrogance glaçante. Il y a encore la peur de sa mère qu’elle camouflait du mieux qu’elle pouvait. Il y a encore le visage crispé de son père, au volant, qui n’avait d’autre choix que s’arrêter, baisser la fenêtre et dire un mot de politesse aux soldats de l’occupation, alors que dans le fond, tout ça le brûlait. Jusqu’à ce jour, il revoit les portraits de Hafez el-Assad sur des poteaux et des façades d’immeubles squattés par l’armée syrienne, son expression qui le mettait mal à l’aise, même sans savoir pourquoi. Jusqu’à ce jour, rien que lire les noms Ghazi Kanaan, Rustom Ghazalé, Jamil el-Sayyed ou Wi’am Wahhab suffit à lui faire froid au dos. Jusqu’à ce jour, il repense aux premières manifestations estudiantines contre l’occupation syrienne, et puis l’impuissance des parents en larmes dont on avait arrêté, puis peut-être torturé les enfants. Jusqu’à ce jour, il y a en lui ce même dégoût en revoyant défiler les images de nos politiciens locaux qui allaient tour à tour faire des courbettes à Anjar ou à Damas.

Jusqu’à ce jour, il y a ce 14 mars 2005 qui restera pour lui l’un des souvenirs les plus puissants de son adolescence. L’un des jours qui a cimenté son adoration pour ce pays. Jusqu’à ce jour, il y a les premières et seules figures libanaises dans lesquelles il se retrouvait, Samir Kassir, Gebran Tuéni et les autres, dont il ne partageait pas forcément les tendances politiques, mais qui ont été l’une après l’autre chassées comme des proies par les tentacules libanais de la Syrie. Jusqu’à ce jour, et pour toujours, il n’oubliera pas le corps déchiqueté de Rafic Hariri, le corps en morceaux de May Chidiac, le vide immense qu’ont laissé Samir Kassir et Gebran Tuéni quand ils nous les ont arrachés. Jusqu’à ce jour, lui revient cette peur, cette manière de constamment regarder par-dessus son épaule, ce réflexe de rester loin des voitures parquées de part et d’autre des rues, le long de l’épisode des voitures piégées, laissées par les Syriens après qu’ils soient physiquement sortis, comme leurs derniers cadeaux empoisonnés. Jusqu’à ce jour, il y a en lui cette même nausée quand lui revient l’image de Michel Aoun serrant la main de Bachar el-Assad, et jurant formellement à son retour de Damas qu’il n’y a aucun détenu libanais dans les prisons syriennes. Jusqu’à ce jour, lui chiffonnent le cœur les pleurs des mères, debout tous les jours devant le bâtiment de l’Escwa, avec les photos jaunies de leurs fils disparus et oubliés dans des geôles syriennes. Jusqu’à ce jour, il y a en lui cette même révolte contre le Hezbollah, parti aider le régime de Bachar el-Assad à massacrer des femmes et des enfants en Syrie. La même rage à l’idée que du nitrate d’ammonium, stocké pour les beaux yeux du régime syrien et aux bons soins de la classe dirigeante libanaise, ait décimé une partie de sa ville, le 4 août 2020.

Aujourd’hui, en regardant le régime des Assad tomber, en voyant certains prisonniers libanais retrouver les bras, la chaleur et l’odeur de leurs familles, certains plus de 33 ans plus tard, et quel que soit l’avenir de la Syrie, il se dit c’est une blessure profonde de plein de Libanais, comme celle de sa famille, qui est un peu soignée. Une partie de leur histoire qui est vengée.

Cette nuit d’août 1989, il n’était pas même âgé de deux jours quand l’armée syrienne, à l’époque sous les ordres du tyran Hafez el-Assad, arrosait d’obus le quartier d’Achrafieh où il venait d’arriver au monde. Il n’avait pas même deux jours quand d’une seconde à l’autre, la chambre où il dormait, et que, pendant neuf mois, ses parents avaient rêvé pour lui, se transformait en un tourbillon de poussière et de vitres explosées. Il n’avait pas même deux jours quand sa mère avait bondi de son lit sans même réfléchir, cavalé les pieds nus sur le sol constellé de débris de verre, vers le berceau où il était, pour essayer de le retrouver au milieu de cette apocalypse ; le serrer contre elle, s’assurer qu’il respire encore, et, comme elle le lui répète chaque année à cette date,...
commentaires (5)

Excellent article à tous points de vue!

Joumana Jamhouri

03 h 31, le 05 janvier 2025

Commenter Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Excellent article à tous points de vue!

    Joumana Jamhouri

    03 h 31, le 05 janvier 2025

  • Bravo et merci pour ce récapitulatif d'Histoire, vécue detail par detail, avant de partir définitivement en 1990, par désespoir. Même l'accident de la noyade des deux petites filles , qui fuyaient avec leurs parents en Chypre , est resté intact dans ma mémoire. 2005 était l'année de la libération de ce cauchemar d'occupation humiliante. Merci Rafik Hariri, merci Jacques Chirac, et tous ceux qui ont œuvré au départ de l'armée syrienne du Liban.

    BAPTISTE Hoda

    08 h 59, le 02 janvier 2025

  • Il n’a pas eu aussi la nausée quand il a vu Geagea présenter les condoléances en Syrie . Est-ce que le lecteur doit immanquablement connaitre les tendances politiques des journalistes de l’OLJ ? Même vous, M. Khoury, qui abordez des thèmes sociaux .

    Hitti arlette

    21 h 22, le 30 décembre 2024

  • Il y a aussi la mort d'une libanaise anonyme et pacifique, Anna Cosmidis, porteuse sous sa voiture d'une belle bombinette fixée par les chiens d'Assad sous sa voiture pendant la nuit. 11 morts ce 24 mai 1982 à l'ambassade de france.

    Ca va mieux en le disant

    09 h 49, le 30 décembre 2024

  • Magnifique article !!

    JEAN PALVADEAU

    08 h 47, le 30 décembre 2024

Retour en haut