
Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon
Exactement deux mois que « ça » a commencé. Exactement deux mois depuis l’épisode sordide et surréel des bipeurs, si l’on peut considérer ce jour comme le premier du déluge de violence qui a suivi et dont les adjectifs sont impossibles à trouver. À force de vivre à deux vitesses entre deux vies, celle rapide et physique que j’ai à Paris, et l’autre avec ma tête et mon cœur restés à Beyrouth, j’ai perdu la notion du temps. Il me faut à chaque fois m’arrêter, prendre quelques secondes de réflexion pour regarder la date, refaire le compte, et réaliser que cela fait déjà deux mois que cette guerre étrange, pernicieuse et, en vrai, inaccessible aux mots a commencé. Parfois, j’ai l’impression que cela fait mille ans, tellement chaque seconde qui passe depuis mi-septembre, on espère bêtement bien sûr que ça s’arrête. Et parfois je sens que le massacre des talkies-walkies, l’assassinat apocalyptique de Hassan Nasrallah, l’initiation à « la méthode Avichay Adraee », les quartiers de la banlieue sud l’un après l’autre aplatis, les villages du Sud qui ont disparu en un instant comme des vieux mondes qui s’éteignent, la découverte du bourdonnement à rendre fou des drones et des voitures transformées en bouillie de flammes en un coup de missile, l’habitude aux gens qui dorment sous des ponts et dans des écoles de fortune, l’habitude à la mort et au foudroiement des bombes, je sens que tout ça s’est passé en une seconde. Deux mois déjà, et l’impression que nous avons tous pris mille ans.
Un lieu disqualifié, impossible
L’autre soir à Paris, j’ai rejoint des amis à dîner. Pour eux, dans cette ville sans drame où l’on vit de ce côté de la balance où les vies humaines comptent, le temps depuis septembre s’était écoulé normalement, ordinairement, banalement. Le temps pour eux, c’était celui de la montre. Il se mesurait au passage des heures, des jours et des saisons. Pour moi en revanche, depuis mi-septembre, le temps avait été lui aussi bombardé, confisqué, paralysé...
Naturellement, en cette fin d’année qui approche, la conversation à ce dîner avait à un moment tourné autour des plans des uns et des autres pour Noël. Pour tout le monde à cette table, à part moi bien entendu, il n’y avait aucun dilemme, aucune préoccupation, pas la moindre question qui se posait. Comme chaque fin d’année, tout le monde à cette table prévoyait de simplement et évidemment rentrer à la maison. Dans un mois, tous mes amis à cette table prendront des trains ou des avions, sans une boule au ventre et sans avoir à risquer leur vie. Ils retrouveront des pays, des villes, des quartiers où rien n’a changé et qui sont les mêmes depuis les Noëls de leur enfance. Ils arriveront dans leur chambre d’enfant où le souvenir est resté intact, protégé, intouchable. Ils reverront leurs parents sans trop d’états d’âme, si ce n’est un brin d’irritation, et ils parleront de choses ordinaires autour d’un repas où tout se déroule de la même manière d’année en année, et puis ils repartiront quelques jours plus tard sans l’ombre d’un déchirement. Sans broncher, je les avais écoutés se projeter dans cet avenir proche avec facilité, certitude, confiance, presque détachement. J’étais jaloux. Soudain, de concert, ils s’étaient interrompus et m’avaient regardé : « Tu viendras passer Noël avec nous ! », « Ma famille se fera une joie de t’avoir avec nous », « C’est parfait, tu viendras avec moi et ça m’évitera des conversations lourdes avec mes parents. »
Et là, tout d’un coup, sans que personne n’ait eu à prononcer le mot « Liban » ou évoquer la question de la guerre, j’avais compris à quel point mon pays était devenu en l’espace de deux mois un endroit où il serait « hors de question » de s’aventurer. Un lieu disqualifié, impossible. Et c’était comme un coup de poing, cette réalisation, pourtant pas nouvelle, que quand on vient du Liban, la maison, le retour à la maison, n’est jamais quelque chose d’acquis, d’évident. Cette réalisation que quand on vient du Liban, et maintenant plus que jamais auparavant, tout est si fragile, imprévisible, que même le droit de se projeter dans le futur le plus proche nous est arraché, interdit.
Un Noël sans tout ça ?
Les jours qui ont suivi, depuis Londres, Paris, Amsterdam, Dubaï, les États-Unis, mes amis libanais expatriés se sont mis à instinctivement se poser et me poser cette même et épineuse question : « Tu rentres au Liban pour Noël ? », ou sinon « Tu as décidé quoi ? », « Tu as réservé tes places ? ». Ces questions de rien du tout, insignifiantes a priori, mais qui résument à elles seules l’éternelle problématique de tous ceux qui sont partis. Ces mêmes questions qui, depuis quatre ans maintenant comme pendant les années de la guerre civile, reviennent comme une poisse nous rappeler que nous, les émigrés, les expatriés, les arrachés, ne sommes plus que les souvenirs ambulants d’un pays qui disparaît. « Je ne peux pas voir les frappes à littéralement quelques mètres de la piste d’atterrissage de l’aéroport de Beyrouth et envisager de rentrer », me dit M. à Paris. « Ce sera le premier Noël en cinquante ans de vie que je passerai loin de Beyrouth », m’écrit S. d’Athènes. « On n’a pas l’intention de prendre nos enfants en bas âge sur un champ de guerre. Il faut être fou pour le faire », tranchaient R. et M. de Dubaï.
C’est ridicule, c’est un détail peut-être, mais comment imaginer un Noël loin de Beyrouth ? Comment imaginer une saison des retours sans rentrer ? Sans ce moment qui, à chaque fois, sans exception, me prend aux tripes et à la gorge : quand les portes coulissantes des arrivées à l’aéroport s’ouvrent et que je vois cette foule de parents émus et impatients prendre dans leurs bras leurs enfants, impatients de les nourrir, de les dévorer du regard et de se baigner dans leur sourire. Sans la chatte qui m’attend derrière la porte de la maison et qui vient renifler mon odeur d’étranger en m’en voulant d’être parti. Sans l’odeur du linge propre et de la cuisine qui est l’odeur de la maison, la vraie, celle qui le sera pour toujours. Sans ma mère qui aura compté les jours jusqu’à mon retour, et m’aura fait le plein d’essence, et me dira que j’ai mauvaise mine, et me demandera mille fois si j’ai faim, et sursautera si je sors sans manteau, et me répétera de faire attention en conduisant, et m’appellera si je tarde à rentrer, et me dira « ton odeur m’a manqué », « la maison vit de nouveau maintenant que tu es là ». Sans tenir la main de mes grands-parents dont chaque Noël avec eux est désormais un cadeau.
Comment imaginer un Noël sans les embouteillages de Beyrouth, et les petits commerces avec leurs sapins et leurs guirlandes d’un autre temps, et les mêmes chansons surannées, et les crèches géantes sur les ronds-points, et les endroits bondés où l’on retrouve des visages qui sont le paysage de notre enfance et notre adolescence ? Comment concevoir un Noël sans cette lumière de décembre qui recouvre la mer et les montagnes d’une couche d’or et de rose ? Comment imaginer un Noël loin du Liban ? Loin de ces moments et de ces choses certes minuscules mais qui, maintenant qu’ils nous échappent, nous semblent plus précieux que jamais auparavant…
Noël au Liban ... pour le chemin de la croix?
15 h 11, le 18 novembre 2024