J’ai beau essayer de lui expliquer « ça » avec les mots les plus simples. J’ai beau essayer de lui déconstruire les faits, les lui décomplexifier. J’ai beau essayer de lui décrire la scène de la manière la plus élémentaire, comme on parlerait à un enfant, R. n’arrivait pas à comprendre. « I can’t wrap my head around it. » Mon esprit n’arrive pas à cerner « ça », m’a-t-il dit avec des yeux ahuris. « Ça » le dépassait totalement. Certes, R. suivait les mauvaises nouvelles qui depuis le Liban se déversaient tous les jours, heure par heure, sur son écran. Et pourtant, la logique faisait impasse à « ça » que je m’éreintais à lui faire comprendre. J’abandonne alors mes tentatives de lui expliquer « ça » et je lui montre la vidéo pour qu’il le voie de ses propres yeux.
Comme dans un jeu vidéo
Il faisait beau au Liban, ce samedi 19 octobre. Un ciel parfait dont le bleu profond, comme par magie, se liait à celui de la mer le long de la baie de Jounieh. Ici, de part et d’autre de l’autoroute, juste une poignée de voitures. Peut-être des déplacés libanais du Sud, de la banlieue sud de Beyrouth, de la Békaa, fuyant le plus loin possible, vers le nord, chez des proches, dans une école reconvertie en abri ou sur un bout de trottoir où ils dormiront en attendant ils ne savent trop quoi. Peut-être des Libanais de la région, sortis de chez eux pour chercher une infime poche de respiration encore possible de ce côté du Liban. Et au milieu de ce peu de vie qui reste, à bord d’une Honda CRV des années 2000, vraisemblablement un responsable au sein des services de renseignements du Hezbollah. À sa droite, sur le siège passager, sa femme iranienne. L’automobiliste qui roule derrière la Honda n’en a pas la moindre idée. Jusqu’à ce qu’elle reçoive un coup de fil d’un numéro inconnu, et qu’une voix au bout du fil l’exhorte formellement – et dans un parfait arabe libanais de surcroît – à ralentir et s’arrêter « tout de suite » sur le bord de l’autoroute.
Sans pourtant comprendre pourquoi, la femme obtempère à l’avertissement. À peine son véhicule parqué sur le bord de l’autoroute, un drone invisible se met à cracher, un après l’autre, des « petits » missiles sur la CRV. Depuis son balcon, un homme filme la scène. La Honda passe entre les chutes de missiles qui laissent leurs escarbilles sur le bitume. Comme dans un jeu vidéo, l’homme qui filme depuis sa fenêtre commente la scène en direct live. « Regardez, regardez, ils ont frappé la voiture du type de là jusqu’à... Regardez, maintenant ils se sont arrêtés brusquement sur le bord de la route. Ça se passe juste là, sur l’autoroute de Sahel Alma. Regardez, maintenant ils sortent précipitamment de la voiture, vers les buissons. Mon Dieu, regardez, le drone vient de les cibler et ils sont cramés, il ne reste plus d’eux qu’un tas de poussière. Mon Dieu. Sainte Vierge. »
Lorsque je montre la vidéo à R., il en assimile chacune des images, chacun des instants, mais il me répète : I can’t wrap my head around it. C’est de la science-fiction. En vrai, « ça », cet incident – auquel je ne trouve pas de synonyme – comme tout ce qui se passe au Liban en ce moment me dépasse aussi, comme R., à tel point que ça me place dans un étrange état d’entre-deux où je me demande à chaque réveil, à chaque instant, si je suis au milieu d’un cauchemar. Ou si tout cela est vrai. La guerre que nous vivons à l’intérieur du Liban, ou de loin, depuis un mois ou mille vies, je ne sais même plus, ne ressemble à aucune guerre que nous ayons connue. Même quand j’essaye de remuer mes souvenirs pour me rappeler la guerre de 2006, même quand me reviennent les histoires de guerre de ma mère, ou celles de mes grands-parents avant elle, je me rends compte à quel point cette guerre qui s’abat sur le Liban a dépassé le domaine du compréhensible, du cernable, du familier si j’ose dire pour défier la science-fiction.
Tout ce qu’il y a derrière cette science-fiction
J’aurais pu croire qu’on me racontait le scénario d’un film dystopique ce 17 septembre quand, à la même seconde, partout dans Beyrouth et le Liban, des bipeurs placés dans les poches, au creux des mains, dans les sacoches, sur des ceintures autour de la taille des membres du Hezbollah explosaient de concert. Dans des supermarchés, des centres commerciaux, des chambres à coucher. Et que tout d’un coup, les urgences des hôpitaux se transformaient en scènes d’une guerre invisible à l’œil nu, remplis de membres en panne, d’yeux qui manquent, de parties génitales explosées, de jambes et de bras broyés. J’aurais pu croire que ce même film d’horreur se poursuivait le lendemain quand, à la même heure que la veille, des talkies-walkies implosaient partout, et en même temps, dans le pays, et que sans un bruit, les rues et les trottoirs et les appartements devenaient en une seconde un champ de bataille avec des corps gisant au sol et des ennemis fantômes. Je crois que ce film d’horreur ne s’arrêtera jamais quand, à tout moment de la journée, je reçois l’image d’une voiture, d’un minivan ou d’une mobylette froissée et en flammes, après avoir été ciblée par un drone imperceptible et que les automobilistes autour poursuivent leur course et tracent leur chemin sans s’arrêter, presque comme si cette vision était devenue commune, ordinaire, banale.
Comme de la science-fiction, ce diagramme représentant le haut commandement du Hezbollah qui, jour après jour, depuis plus d’un mois, évolue avec des visages d’hommes estampillés d’un « éliminé par Israël ». Comme une impression de dystopie, le jour où Hassan Nasrallah, le maître du jeu dont on a longtemps pensé qu’il pouvait renverser la table à la force de son index, s’évaporait dans un 14e sous-sol, sous le poids de bombes de plusieurs tonnes et d’immeubles réduits à de la cendre. Comme de la science-fiction, l’idée qu’on ne le reverra plus jamais, qu’on n’attendra plus ses discours avec l’estomac noué, qu’on ne suivra plus chacun de ses mots pour savoir où l’on va et ce qui nous attend. Comme de la science-fiction, comme un avatar, Avichay Adraee qui tous les soirs, à la même heure, apparaît sur X et donne les instructions d’évacuation d’un quartier de Beyrouth, du Sud ou de la Békaa, comme s’il exposait les règles du « jeu » macabre du jour. Comme un monde apocalyptique, les gens qui aussitôt se mettent à courir dans tous les sens, et leurs voitures qui s’entrechoquent à vouloir fuir leur propre maison, leur propres quartiers, devenus en l’espace d’un instant le lieu le plus dangereux du monde. Comme de la science-fiction, la vision des avions de la Middle East qui décollent et se frayent un chemin entre les frappes israéliennes. Comme le pire des cauchemars, regarder des villes entières, aussi vieilles que ce monde, tomber et disparaître sous une pluie de missiles. Regarder les ruines de Baalbeck, les sites archéologiques de Tyr enserrés dans des nuées de fumée noire, en se disant qu’à tout moment, ces lieux qui abritent toute notre histoire peuvent vraiment, réellement, ne plus exister. Comme dans un futur terrifiant, l’idée que des drones invisibles peuplent nos cieux et desquament chacun de nos mouvements. Comme dans un effroyable jeu vidéo, tous les soirs, quand scotché à ma télévision, je regarde l’une après l’autre les frappes israéliennes dévorer des quartiers entiers de ma ville. Et qu’au bout du fil, depuis Beyrouth, on me dise : « Ça va, on entend un peu, mais c’est loin », alors que Beyrouth fait la taille d’un mouchoir de poche.
Et le pire, en fait, le plus effrayant dans cette guerre dans laquelle nous avons été jetés, tout seuls et sans notre consentement, face à cette machine de mort israélienne qui a dépassé la plus infâme des horreurs de l’homme, c’est qu’un jour, on finisse, nous aussi, par nous désensibiliser à tout cela. Et qu’à notre tour, on perde notre humanité.
Merci Gilles pour ta belle plume et cette description si juste., car avant de pouvoir surmonter ce qui nous arrive il faudra pouvoir mettre des mots sur cette dystopie et tant pis pour les facheux fachos blasés par les guerre. Nous restons humains tant que nous avons la faculté de nous émouvoir.
09 h 23, le 03 novembre 2024