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Lifestyle - Photo-roman

Être libanais, c’est apprendre à perdre

Les cinq dernières années qui se sont écoulées au Liban, et qui ne sont qu’un condensé de l’histoire des Libanais depuis des siècles, nous ont appris une chose : c’est que de ce côté du monde, on nous a surtout et avant tout confisqué l’espoir…

Être libanais, c’est apprendre à perdre

Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon - Crédits Rauli Vitranen

Dans son téléphone, la dernière photo prise dans son village du Sud, à côté de Nabatiyé, date du 14 septembre. D’octobre 2023 et jusqu’à ce 14 septembre, tous les quelques matins, son père passait un coup de fil aux cousins restés là-bas, et s’ils lui racontaient que ça « semble plutôt calme aujourd’hui », il disait aussitôt à L. « on y va, prépare-toi ». Et ensemble, ils prenaient la route vers Nabatiyé avec à la fois le cœur serré et la consolation de savoir que malgré tout, le Sud était encore possible. Là-bas, depuis la terrasse de la maison dont le mobilier en rotin avait été précipitamment rangé dans des vieux draps mi-octobre 2023, L. pouvait voir, de semaine en semaine, grandir les nuages de fumée crachés sur les collines autour. De semaine en semaine, ces parenthèses dans la maison de son enfance devenaient de plus en plus courtes. Il fallait à chaque fois rentrer plus tôt, avant la tombée de la nuit, parfois il fallait même partir tout de suite parce que les bombardements se rapprochaient de chez eux. De semaine en semaine, sur le chemin du retour vers Beyrouth, L. et son père ne disaient pas un mot, et en silence, ils priaient pour que la maison du Sud reste possible. Pour que le Sud reste possible.

Partir ou mourir

Fin septembre, la famille de L. qui avait refusé de quitter le Sud le long des onze derniers mois n’a eu qu’une poignée de minutes pour évacuer la maison. Avichay Adraee, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, était apparu sur leurs écrans, présentant une carte de leur village à côté de Nabatiyé, avec un bâtiment à une centaine de mètres de chez eux, marqué en rouge, dont il avait assuré qu’il abritait un dépôt d’armes du Hezbollah, et il avait ordonné aux habitants autour de partir. Les cousins de L. avaient eu une poignée de minutes pour choisir entre partir ou mourir. Une poignée de minutes pour regarder, comme ça, la maison, leurs chambres à coucher, la cuisine, le jardin, les oliviers, les photos de famille alignées sur le piano, l’intégralité d’une vie, et décider quoi prendre, et ce qui mérite d’être sauvé, en sachant que probablement, sûrement, tout ce qui ne sera pas sauvé maintenant ne le sera plus jamais.

Ils avaient choisi de partir. Ils n’étaient pas morts, mais une partie de leur âme leur avait été arrachée. Oubliée dans le Sud oublié. Le lendemain matin, un coup de fil, une voix de loin, un peu floutée, un peu cabossée, avait annoncé au père de L. que leur maison et celle des cousins avaient échappé par miracle au bombardement. À l’autre bout du fil, c’était le boulanger du village qui, la veille, après l’apparition d’Avichay Adraee, n’avait rien voulu entendre. Il avait dit, « si je dois mourir, je veux mourir ici, sur ma terre, dignement ». L. avait fondu en larmes, son enfance, ses souvenirs, ses racines avaient esquivé le pire. Tout cela n’avait pas été touché. Pas encore, mais jusqu’à quand ? La semaine dernière, le bulldozer de la mort qu’est l’armée israélienne a choisi de s’acharner sur Nabatiyé. Derrière son écran, L. a vu son vieux souk où, enfant, elle allait acheter des glaces Cortina et des feux d’artifice en été. Ce vieux souk, où L. et ses parents avant elle avaient laissé une partie de leur enfance n’était plus qu’un monticule de cendre et de poussière. Et puis soudain, le pire. Dans une autre vidéo, c’était sa maison, elle l’avait reconnue, elle la connaissait par cœur, la maison du Sud, en flammes. Cette maison qui avait survécu au passage de tant et tant de tempêtes, cette maison qui avait résisté à l’invasion de 1978, à l’invasion de 1982, à l’occupation jusqu’à mai 2000, à la guerre de 2006 et toutes les agressions israéliennes survenues entre-temps, s’était évaporée dans des volutes de feu et de phosphore blanc. Tout était parti, perdu.

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Encaisser des coups

Perdue, la terrasse sur laquelle L. avait fait ses premières chutes à vélo. Perdu, le champ d’oliviers où, en octobre, son grand-père la portait sur ses épaules pour qu’elle arrache les dernières olives un peu tenaces. Perdue, sa chambre d’enfant où elle se cachait au creux de sa couette quand passaient, à côté, des soldats israéliens pendant l’occupation. La semaine dernière, L. avait regardé tout cela disparaître sous ses yeux et elle avait réalisé, comme ses parents et ses ancêtres avant elle, qu’être libanais, c’est simplement apprendre à perdre, tout le temps.

Aujourd’hui, je me dis que j’ai peut-être de la chance de ne pas venir du Sud, la chance de savoir que, jusqu’à nouvel ordre, la maison familiale et mon enfance que j’y ai laissée sont en « sécurité », même si un drone en viole l’intimité et en photographie chacun des recoins, 24 heures sur 24. J’ai de la chance de n’avoir pas connu de près l’occupation israélienne et le sentiment qu’à tout moment, on risque de me prendre la maison et toutes ces choses précieuses mais intangibles que celle-ci abrite.

Mais aujourd’hui, à cinq ans jour pour jour de ce qu’on avait eu l’audace, la folie peut-être, d’appeler une révolution, je me rends compte de tout ce que nous avons perdu. Aujourd’hui, j’ai presque oublié mes économies volées par ma banque. J’ai presque oublié mon petit studio à Beyrouth soufflé par la double explosion du 4 août 2020. J’ai presque oublié mes amis et mes proches dont quelque chose dans le regard et l’âme est mort ce jour-là. J’ai presque oublié les gens que j’aime et qui, l’un après l’autre, sont partis. J’ai presque oublié le fait que je suis moi-même parti et que j’ai perdu en partant le bruit de Beyrouth le matin, et ces couchers au rose magique qui me cueillaient tous les jours, où que je sois.

J’ai presque oublié tout ça, et je me demande si aujourd’hui en perdant l’espoir, ce n’est pas le Liban que nous avons vraiment perdu.

Dans son téléphone, la dernière photo prise dans son village du Sud, à côté de Nabatiyé, date du 14 septembre. D’octobre 2023 et jusqu’à ce 14 septembre, tous les quelques matins, son père passait un coup de fil aux cousins restés là-bas, et s’ils lui racontaient que ça « semble plutôt calme aujourd’hui », il disait aussitôt à L. « on y va, prépare-toi ». Et ensemble, ils prenaient la route vers Nabatiyé avec à la fois le cœur serré et la consolation de savoir que malgré tout, le Sud était encore possible. Là-bas, depuis la terrasse de la maison dont le mobilier en rotin avait été précipitamment rangé dans des vieux draps mi-octobre 2023, L. pouvait voir, de semaine en semaine, grandir les nuages de fumée crachés sur les collines autour. De semaine en semaine, ces parenthèses dans...
commentaires (3)

L’histoire relate la fin des rois, des empereurs et des dictateurs tombés sous la seule volonté et le courage du peuple. Au Liban et malgré tout notre espoir de voir cette flamme surgir pour stopper une milice vendue dans sa sale besogne n’a jamais pu avoir lieu à cause des divisions que tous les leaders politiques ont nourries pendant des décennies et que les libanais ont gobé en se sacrifiant pour les défendre. Nous sommes aussi fautifs que les fossoyeurs de notre pays pour ne pas avoir réagi à temps pour sauver notre pays, malgré tous  les voyants rouges qui nous alertaient sur notre triste

Sissi zayyat

12 h 21, le 21 octobre 2024

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Commentaires (3)

  • L’histoire relate la fin des rois, des empereurs et des dictateurs tombés sous la seule volonté et le courage du peuple. Au Liban et malgré tout notre espoir de voir cette flamme surgir pour stopper une milice vendue dans sa sale besogne n’a jamais pu avoir lieu à cause des divisions que tous les leaders politiques ont nourries pendant des décennies et que les libanais ont gobé en se sacrifiant pour les défendre. Nous sommes aussi fautifs que les fossoyeurs de notre pays pour ne pas avoir réagi à temps pour sauver notre pays, malgré tous  les voyants rouges qui nous alertaient sur notre triste

    Sissi zayyat

    12 h 21, le 21 octobre 2024

  • -LA PATRIE EST EN DANGER. -J,AI RAVALE MON EGO. -ET JE ME SUIS ENGAGE, -AVEC LE PEUPLE EN DUO, -A COMBATTRE, LUI : ASSUME, -ET MOI J,ENGAGE MA PLUME. -LES ILLEGITIMITES, -DE TOUTES SORTES ET FORMES, -QU,ELLES SOIENT ILLICITES,-OU INVASIONS MULTIFORMES.-NOUS JUGEONS TOUT CE QUI N,EST,-D,APTITUDE LIBANAISE.-ET RENDONS NOTRE REJET,-POUR TOUTE ETRANGERE THESE,-D,HEGEMONIE OU MAINMISE,-EXPLOITANT QUELQUE TRAITRISE.=POUR NOUS CHACUN EST SOLDAT,-POUR RESTITUER L,ETAT -LA CONSTITUTION EST CLAIRE.-PAS DE PLACE AUX MERCENAIRES,-PAS A L,IRAN VIRTUEL,- PAS AUX REVES D,ISRAEL.=LE LIBAN AUX LIBANAIS !

    LA LIBRE EXPRESSION.

    11 h 42, le 21 octobre 2024

  • N’écoutez pas Gilles. Si après une nuit passée à guetter les aboiements d’évacuation, les drones et les missiles, il y a encore de fières leçons de courage, alors l’espoir n’est pas perdu. Si après toute cette douleur, frayeur et peine, il reste des gens qui tentent, persistent et persévèrent, alors il reste de l’espoir. Être libanais, c’est perdre mais aussi s’être fidèle à soi-même et étonner la catastrophe de par la témérité. C’est tenir bon et tenir tête. N’écoutez pas Gilles, c’est en partant qu’on perd l’espoir. Ici on affronte les monstres avec une lumière qui les électrise.

    Fée Espoir

    10 h 47, le 21 octobre 2024

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