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Nos Lecteurs ont la Parole

Témoignage pour un centenaire


La célébration du centenaire du journal L’Orient en cette année 2024 – devenu L’Orient-Le Jour à dater du 15 juin 1971 – représente pour moi une opportunité de relever ma collaboration à ce journal entre 1963 et 1970. Il m’est ainsi bien agréable de rappeler en cette année anniversaire son rôle absolument original – et même unique par sa persévérance – dans son engagement en faveur de la politique de développement entre 1962 et 1970 grâce à la confiance qui m’a été accordée à ce sujet par Georges Naccache et toute cette belle équipe de L’Orient.

Un jour de décembre 1962, l’idée me vint de remettre un article à L’Orient Littéraire. À cette époque, L’Orient publiait un supplément, L’Orient Littéraire, dirigé par Salah Stétié et André Bercoff, absolument comparable au Figaro Littéraire et aux Nouvelles Littéraires, dont la collection constitue une image marquante de l’activité culturelle au Liban durant cette belle période.

Ce premier article était un compte rendu d’un roman de Moravia et je fus bien content de le voir publier en janvier 1963, ce qui me poussa à inaugurer une collaboration extérieure avec ce journal qui devait durer jusqu’en juin 1970.

Et quand je parle de L’Orient qui a si bien marqué le paysage journalistique et intellectuel du pays et est devenu le véritable ambassadeur du Liban pendant de si longues années, comment ne pas évoquer et rappeler à notre souvenir ces personnes que j’ai connues et qui n’ont jamais hésité à publier mes articles sans enlever une virgule, même quand cela pouvait heurter leurs amitiés politiques et leur sensibilité. Georges Naccache à la plume acérée, René Aggiouri, directeur du journal et éditorialiste presque quotidien avec « Les faits du jour », Jean Chami, qui prenait soin de la mise en page de mes articles, Joseph Chami, disparu très tôt et auteur de deux ouvrages remarquables sur La Phénicie et Les Cèdres du Liban », Lucien George que je devais retrouver plus tard à la tête des FMA et de son engagement dévoué au journalisme et à la culture française, Edward George, Éliane Gebara (la « Nana des commères »), Roger Geahchan, Loulou Boukhaled (qui signait « De Chamblac » pour la chronique sportive), les photographes Vesken et Édouard toujours présents, et bien d’autres encore.

Mais plus encore, L’Orient de l’époque, c’était aussi le lieu des expositions artistiques et des rencontres culturelles. Que de fois j’ai croisé et discuté avec des peintres, certains déjà connus et d’autres en voie de l’être : Guiragossian, Guvder, Juliana Seraphim, Mathieu, Georges Cyr, Hrair... et tant d’autres.

Au cours de cette période et au vu de mes études de droit, de sociologie et d’économie et tout en gardant l’intérêt que je continue à porter jusqu’à ce jour pour la culture et la littérature, je m’orientais de plus en plus vers la publication de véritables éditoriaux ciblés sur le développement du Liban qui m’apparaissait clairement comme le véritable défi de la politique libanaise et dont le succès devait nécessairement conduire à répondre aux nécessités socio-économiques, d’une part, et à raffermir l’unité nationale de manière concrète pour les citoyens d’autre part.

Mais bien vite aussi et surtout après la défaite cuisante de 1967 des pays arabes dans la guerre contre Israël, le défi politique libanais relevait d’une intense gravité et mes éditoriaux des années 1967-1970 portent la marque de ce souci. Je devinais à l’époque qu’il fallait faire vite en réussissant cette politique de développement dans ses multiples aspects de nature à rassembler et non diviser. C’est ainsi qu’avec plus de 220 éditoriaux, toutes les questions relatives à la politique, à l’économie, à la société, au développement, à l’éducation, à l’information, à la recherche scientifique, à la culture… ont été abordées avec parfois des titres annonciateurs tels que « Pour une politique d’État » (17 juin 1968) ; « La démocratie de l’abstention » (29 avril 1968) ; « Politique de politiciens » (1er mai 1967) et « Pour une politique du courage » (25 août 1969)…

Malheureusement – et cela apparaît bien dans mes éditoriaux –,

la politique politicienne devait garder tous ses droits durant cette période charnière de l’histoire du Liban, au moment de la montée des périls, et aucune démarche vers une politique d’hommes d’État ne se laissait entrevoir. Un désaccord profond se manifestait au sein de la société, menaçant la sauvegarde de la maison après les plus folles alliances et revendications depuis la droite chrétienne jusqu’à la

pseudo-gauche avec les Palestiniens. Et il est regrettable de dire que tous ces bourgeois ou presque bourgeois à quelque communauté qu’ils aient appartenu et tous les grands profiteurs du système politique et financier libanais n’aient pas su s’élever, en cette période historique charnière, au niveau d’hommes clairvoyants et franchement responsables.

Quand je relis aujourd’hui ces articles écrits avant l’âge de 25 ans et tout imbus d’une volonté et d’un souci d’édifier l’État de l’indépendance, j’aperçois devant moi cette descente aux enfers manigancée par une classe politicienne qui, pensant gagner en se lançant dans des aventures politiques et en s’appuyant sur l’étranger – quel qu’il soit –, a fini somme toute par être à la merci de ceux qu’elle croyait utiliser et manipuler.

Cette période devait me permettre aussi dans le cadre de mon écriture dans L’Orient de connaître et d’approcher des hommes et des femmes qui, d’une manière ou d’une autre, représentaient une valeur culturelle et morale.

Et, pour commencer, il y a lieu de rappeler que cette période allant de 1958 à 1970 a été marquée par une personnalité politique bien différente des politiciens actifs traditionnels. Élu à la présidence de la République en septembre 1958, le général Fouad Chéhab avait progressivement lancé un programme de développement du pays. Plus encore, il avait créé des institutions administratives (Conseil de la fonction publique, Inspection centrale), sociales (Caisse nationale de Sécurité sociale), financières (banque centrale), scientifiques (Conseil national de la recherche scientifique), économiques (Offices de la soie, de la production animale et de la recherche agronomique)… qui devaient dans son optique progressivement relever le niveau des services et des compétences. Il apparaissait bien pour les personnes de bonne foi que cette réforme institutionnelle jumelée au programme de développement devait permettre au Liban de se construire et de se développer.

Mais la politique avait ses droits et les politiciens libanais de tous bords, mêmes ceux qui se prétendaient « chéhabistes », n’avaient cure de ce programme. Bien plus, Beyrouth était à l’époque le centre opérationnel de tous les services d’espionnage du monde pour diverses raisons, dont avant tout le climat de liberté. Et bien plus encore, avec la montée en puissance de la résistance palestinienne et son orientation à faire du Liban sa base opérationnelle contre Israël et d’autres pays arabes, les difficultés ne faisaient que s’amonceler. Certes, il fallait aux dirigeants une singulière capacité – qu’ils n’avaient pas – pour s’élever au niveau du défi historique auquel était exposé le Liban. Et dès lors, les dures échéances se sont imposées, conduisant à l’effondrement des années 1975-1990 et la suite.

« On ne gouverne pas innocemment », disait déjà Saint-Just avant qu’il ne soit guillotiné ! Et cette maxime est vraie au Liban plus qu’ailleurs, car « nos actes nous suivent », selon le beau titre d’un roman de Paul Bourget. Et c’est pour remédier à cette descente aux enfers que s’était formé en 1965 un petit groupe de personnes de toutes les communautés libanaises convaincues de la politique de développement et qui avait pris pour dénomination « Club du 22-Novembre », en référence à la fête de l’indépendance libanaise. Ce groupe de hauts fonctionnaires – puisqu’en 1967 la fournée de directeurs généraux nommés dans l’administration provenait de cette association – avait constitué pour moi une opportunité d’action, puisque j’avais été institué en 1965 – à l’âge de 20 ans – comme son secrétaire général. Des publications, des interventions, des déclarations de ce groupe devaient baliser le paysage libanais jusqu’à 1970 et des rencontres régulières avec le président Fouad Chéhab –

que j’avais déjà connu dès 1957 alors qu’il était commandant en chef de l’armée – représentaient une motivation supplémentaire d’engagement. Si l’expérience de cette association devait commencer à décroître puis s’arrêter en 1970, c’est bien parce que la création de ce qui a été dénommé le « Helf » groupant les trois leaders maronites – Chamoun, Gemayel et Eddé – avait monté la population surtout chrétienne contre tout l’establishment, au point d’arriver après leur succès aux élections législatives de 1968, et sans qu’ils n’aient su acquérir les appuis diplomatiques nécessaires, à laisser le Liban s’engager dans un engrenage proche-oriental redoutable, bien au-delà de ses capacités politiques et de ses potentialités économiques.

Cela dit, cette période de collaboration à L’Orient devait me permettre aussi de rencontrer bien des penseurs et des écrivains que j’ai relevés dans mes articles. Au nombre de ces personnes libanaises et étrangères dont je m’honore de rappeler le souvenir après tant d’années, Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier, venu donner des conférences sur le personnalisme et Maurice Barrès à l’École supérieure des lettres de Beyrouth en mars 1963, Pierre de Boisdeffre, Jacques Chastenet de l’Académie française, le sociologue Alain Touraine, Régis Blachère, grand islamologue et traducteur du Coran, Vincent Monteil, Jeanne Bourin, René Maheu, alors directeur général de l’Unesco, Georges Suffert, directeur de L’Express et membre du club Jean Moulin.

Au nombre des figures libanaises, Fouad Gabriel Naffah, qui m’accorda une interview mémorable, Hector Khlat, qui me rappela une amitié de plus de quarante ans avec mon grand-père, Fouad Sarrouf, neveu de Yaacoub Sarrouf, fondateur de la célèbre revue Almoktattaf au Caire, grand ami de mon grand-père Chébli et avec qui je devais établir le bilan du premier centenaire de l’Université américaine dont il était le vice-président en 1966, Farjallah Haïk, Jamil Jabre, Georges Shéhadé et tant d’autres.

Cela dit, ces articles m’apparaissent dans le cadre de leur collationnement comme porteurs des ferments d’une politique à réussir pour éviter, ce qui était largement prévisible, la chute de l’État.

On ne peut que regretter que bien des options et des actions qui auraient pu être alors envisagées et réussies ne l’aient pas été. Mais il reste pour moi que l’expérience de cette écriture et des idées que j’ai lancées durant cette période – presque seul dans toute la presse d’alors – méritait d’être rappelée comme un témoignage proposé de tout cœur et en toute conscience par un jeune homme d’alors qui, devinant les affres de l’avenir politique du pays, tentait d’éveiller les consciences et d’orienter les actions.

Le lecteur attentif et dévoué, en lisant ces éditoriaux d’un autre âge, pourra quand même comprendre pourquoi ce Liban qui méritait d’être a cessé de l’être à partir du moment où la faiblesse morale – pour ne pas dire plus – a conduit des responsables à ne pas opter et s’engager pour des lendemains meilleurs avant que ne souffle la tempête de la politique proche-orientale qui, à partir de 1967, a tout emporté des espoirs et des attentes fondés sur le labeur des générations.

Cette histoire de la honte reste à écrire un jour, mais le témoignage de cette époque montre bien que la conscience de la possibilité d’un lendemain meilleur était là et les termes de la fameuse déclaration du président Fouad Chéhab du 4 août 1970 dans laquelle il déclinait sa candidature à la présidence de la République sont bien révélateurs à ce sujet pour répondre aux accusations légères de Raymond Eddé formulées le 26 janvier 1969 faisant du chéhabisme « une dictature militaire enrobée de

pseudo-démocratie et qui, avec Israël et le communisme, est un des trois dangers menaçant le Liban » (Joseph Chami, Le mémorial du Liban, Le mandat Charles Hélou, p. 187, Beyrouth, 2004). C’est dire le niveau de conscience et de discernement face aux dangers et aux défis qui devaient emporter le Liban.

Et c’est ainsi que les hommes et les femmes ont manqué à l’appel, car les droits de la politique politicienne étant ce qu’ils sont, le courage, la clairvoyance et la détermination ont manqué pour assurer les avancées structurelles et les amitiés internationales et régionales nécessaires et il est bien entendu que si le Liban aura toujours des politiciens, reste à savoir s’il est capable d’avoir un jour des hommes d’État.

Et puis, en terminant, je m’interroge sans oser y répondre : suis-je le dernier des témoins réguliers de cet Orient de cette belle période des années 1960 ? Mais je me console en me disant aussi que L’Orient-Le Jour, grâce à l’amitié de nombre de ses directeurs dont le regretté Édouard Saab et tant d’autres toujours là et que je remercie, m’a incité à continuer un témoignage. Et j’aimerais bien être en 2071 (mais dans quel état, mon Dieu !) pour témoigner du centenaire de L’Orient-Le Jour à qui je souhaite avec toute cette belle équipe engagée de porter toujours et bien loin l’espérance et le courage.

Avocat et sociologue, ancien président du conseil d’administration de la Sécurité sociale puis des Archives nationales

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

La célébration du centenaire du journal L’Orient en cette année 2024 – devenu L’Orient-Le Jour à dater du 15 juin 1971 – représente pour moi une opportunité de relever ma collaboration à ce journal entre 1963 et 1970. Il m’est ainsi bien agréable de rappeler en cette année anniversaire son rôle absolument original – et même unique par sa persévérance – dans son...
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Bel article et dire que j’ai vécu ce monde jusqu’à 1975 que je suis venue en Italie

Eleni Caridopoulou

17 h 01, le 01 mai 2024

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Commentaires (1)

  • Bel article et dire que j’ai vécu ce monde jusqu’à 1975 que je suis venue en Italie

    Eleni Caridopoulou

    17 h 01, le 01 mai 2024

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