Le deuil se traduit par un sentiment de tristesse face à la perte d’une personne ou, je me permets de dire, face à la perte de quelque chose. Or je crois qu’il y a quelque chose de beau, de doux, dans le deuil. Non dans cette tristesse qui nous ronge par l’absence de l’être bien-aimé, mais dans la signification de ce deuil. Autrement dit, je crois que celui-ci n’est que la manifestation du dernier lien qui nous unit à elles, ces personnes qu’on a perdues. Je crois que c’est la dernière chose qui nous lie ensemble, et par conséquent, surmonter ce deuil, implique une séparation, voire un saut qui nous détachera d’elles. C’est la dernière manière, pour nous, d’aimer quelqu’un, de lui dire, oui, on est triste pour toi à cause de ton absence, on fait ton deuil, car, sans toi, il y a une béance que rien ne peut combler. Car, sans elles, il y a quelque chose qui manque. Qui manque parce que deuil est synonyme de perte. Parce que moi, je ne veux pas surmonter mon deuil, car cela signifie que je n’aurai plus jamais un pont pour unir leur mémoire à la mienne. Pas étonnant que je fais toujours le deuil de personnes que j’ai quittées il y a un bon moment. Non que je ne puisse pas vivre sans eux, je sais que la vie poursuit inlassablement sa course, même après la pire des séparations. Mais c’est juste que vivre sans eux est une affliction, je trouve, qui constitue un manque. Mais je sais que ce manque-là est plus supportable que le fait de ne pas avoir été engagé dans une si belle expérience. Je sais que je préfère supporter ce deuil plutôt que de dire que je n’ai jamais rien vécu, que je n’ai jamais rien fait. Je sais aussi que parfois, la vie nous sépare de gens qu’on aime et de gens qui nous aiment. Je sais que c’est injuste, mais que c’est ainsi. Mais je sais aussi que ces gens forment une partie de mon histoire, de l’histoire de ma vie. Qu’ils apparaîtront dans les contes que je chanterai plus tard à mes enfants, dans les récits que j’écrirai, dans les mots que je prononcerai, dans chaque pas que je prendrai, ils seront là, ancrés dans une partie de mon cœur. Ils occuperont toujours une partie de celui-ci, nonobstant les rencontres qui auront lieu plus tard dans ma vie et qui passeront de la même manière que toutes celles qui ont fini par passer. Donc certains ne comprendront jamais. Que parfois une personne structure parfaitement la forme de notre cœur, son cœur complète minutieusement le nôtre et que, par là, aucune autre personne ne peut la remplacer.
Le pire ? C’est que le deuil d’une personne encore vivante est possible. Comment faire le deuil d’une personne qui existe ? La mort d’une personne n’est pas à notre mesure, on ne peut rien y changer. Mais si une personne continue sa vie ailleurs, avec d’autres personnes, alors que vous n’êtes désormais qu’un fade souvenir ou même qu’un simple nom oublié dans l’étoffe du temps, alors que, pour vous, cette personne équivaut à l’univers dans son immensité ?
Mais être hypersensible, c’est à la fois un fardeau et une bénédiction. On ressent tout à la puissance mille ;
nos larmes coulent à flots lorsqu’on est triste, mais nos rires volent en éclats lorsqu’on est heureux. On se réjouit de l’instant présent, mais en le vivant, on sait qu’un jour, on fera son deuil. Alors ainsi passent tous les moments, alors que chaque instant est un instant de deuil. Deuil du temps qui passe, deuil d’hier, deuil du passé, deuil des personnes qu’on a perdues, deuil de tout. On est constamment en train de perdre, car chaque moment réduit une seconde de plus de notre vie. Chaque moment est un pas qui nous rapproche de notre fin. Alors, comment ne pas passer sa vie à être endeuillé ?
Inévitablement, on va perdre des personnes, inévitablement, on ne va pas obtenir tout ce à quoi notre cœur aspire, mais une chose est sûre : inévitablement, la vie continue, et moi aussi, je passerai, et peut-être que les gens feront mon deuil.
Mais pour le moment, je suis endeuillée de la petite fille que j’étais, celle qui jouait de la vie les yeux étoilés ; de l’ancienne version de moi-même ; des années qui ont précédé ce moment et du moment qui a précédé celui-là qui existait alors que j’écrivais ces mots. Endeuillée d’une certaine musique que j’écoutais pour la première fois à l’époque. Endeuillée de certaines personnes qui ont emprunté un chemin différent du mien à cause des circonstances de la vie parce que c’est dans l’ordre des choses, me disent-elles, hélas.
Paradoxalement, comme je l’avais déjà dit, je crois vraiment qu’il y a quelque chose de beau dans la signification du deuil. Parce que celui-ci réside dans la vérité qu’un jour, on a aimé, beaucoup même. Car on ne fait un deuil que par rapport à ceux qui furent un jour notre plus belle histoire. Ainsi, il est la preuve qui atteste de notre amour, de notre sensibilité. Il est l’amour, l’amour dans sa forme la plus pure et la plus douce. Un amour qui a existé, qui existe et qui existera toujours, à une différence près. C’est qu’avant, cet amour se donnait, se propageait, s’offrait, se divulguait. Désormais, ce même amour intensifié ne se manifeste plus à l’être aimé qu’à travers des larmes au coin des yeux, à travers notre chair de poule lorsqu’on se rappelle de lui, à travers cette boule au ventre qui bouillonne lorsque je ne sais pas par quel phénomène ma pensée saisit leur nom, leur image, leur voix qui s’efface petit à petit de mes tympans. Le deuil, c’est l’amour, un amour orphelin, avec aucune place où se loger, aucun parent sur qui se plancher, aucun corps à étreindre et aucun endroit pour s’y mettre.
Le deuil, ce n’est pas un monstre, mais c’est de l’amour, de l’amour pur, qui crie et qui brandit cet amour en disant : tiens ! Un jour, j’ai aimé, j’ai été aimé, j’ai vécu, j’ai aimé et cet amour est mort, mais un autre est né sous une tout autre forme, une forme cette fois-ci constituée de nostalgie et de tristesse, un mélange d’amour et de désarroi. Ainsi, le pire des châtiments, c’est d’être parmi ceux qui se rappellent, car ce sont ceux-là mêmes qui vivent le deuil d’une manière plus intense. Ceux dont la mémoire saisit par instants des images et des moments du passé, ceux dont la mémoire s’agrippe à des choses qui ne sont plus à leur mesure, désormais, à des choses qui ne peuvent plus changer quoi qu’ils fassent.
Et comme on le dit, ils me manquent, ces êtres, beaucoup plus que je ne les connais, désormais ; ils me manqueront, ces humains, plus que je ne les ai jamais connus.
La durée pour laquelle on s’est connu est infime par rapport à la durée que je passerai à faire leur deuil, à vivre sans eux, à ressentir le manque que leur absence induit en moi pendant des nuits passées sous l’égide de leurs beaux et accablants souvenirs. C’est pour ça finalement que l’amour m’effraie, et pourtant, je sais qu’aimer c’est prendre des risques et que le risque est beau, comme le disait Platon. Mais j’ai peur, peur d’aimer une histoire qui finira par être jetée sur un rayon orné de poussière ou d’aimer une personne qui finira par ne plus jamais être dans la même pièce que moi, respirant le même vent, se regardant dans les yeux qui brillent. Hélas, comment dire à une personne qu’on a perdue qu’on est triste juste parce qu’on l’aime ?
Finalement, rien n’égare le fait qu’on a été, un jour, ensemble. Rien ne change la glorieuse vérité que dans cette vie, nos âmes se sont rencontrées, se sont unies pour un bon moment, qu’on fait partie l’un et l’autre d’un même chapitre ou, peut-être, d’une même histoire. Rien ne change le fait que nos destins se sont croisés, ne serait-ce que pour un instant éphémère de notre vie. Rien ne changera jamais le fait que nos racines, qui ne peuvent être déterrées, resteront, qu’on le veuille ou pas, d’une manière ou d’une autre liées à jamais.
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Très beau peut-être on se rencontrera dans une autre vie
18 h 30, le 22 mai 2024