Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Ouvrage d’Antoine Hokayem : « De l’État libanais de 1920 à la Constitution de 1926 »

Ouvrage d’Antoine Hokayem : « De l’État libanais de 1920 à la Constitution de 1926 »

Déclaration du Grand Liban. Photo d’archives L’OLJ

Pour la première fois dans l’historiographie du Liban, Antoine Hokayem nous fournit les matériaux pour écrire, enfin, la gestation et l’histoire de l’État libanais, en partant justement des deux phases charnières, distinctes et complémentaires, celle de la proclamation constitutive de l’État (sic) du Grand Liban le 1er septembre 1920 et celle du constitutionnalisme avec l’élaboration de la Constitution libanaise de 1926.

L’historicité de l’État libanais est absente chez tous les historiens, nous le disons avec certitude, alors que la documentation est abondante grâce à nombre d’historiens libanais éminents. Mais la lecture n’est pas étatique ! C’est l’objectif de notre récent ouvrage : État et vivre-ensemble au Liban : culture, mémoire et pédagogie (avec préfaces du ministre de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur et du recteur de l’USJ, chaire Unesco-USJ, 2023), ouvrage qui sera suivi d’applications pédagogiques en vue de l’acculturation de l’État, notion qui figure dans le « cadre général de l’enseignement préuniversitaire » élaboré par le CRDP au ministère de l’Éducation nationale et proclamé au Grand Sérail gouvernemental le 15/12/2022.

Le nouvel ouvrage de l’éminent historien Antoine Hokayem fournit une documentation de première main et une analyse fort nécessaire pour étudier désormais, dans une perspective d’anthropologie historique et juridique, la sociogenèse de l’État tant au Liban et dans les proches États arabes (Min dawlat Lubnân al-kabîr ilâ al-jumhûriya al-lubnâniyya, 1920-1926 : De l’État du Grand Liban à la République libanaise, 1920-1926, USEK, Librairie Le Point, 2024,

370 p.).

Que s’est-il passé entre l’acte fondateur de l’État libanais – car le Liban n’était pas antérieurement un État mais des émirats et provinces gouvernés par l’Empire ottoman – et l’étape du constitutionnalisme de 1926 ? Les deux phases de genèse, gestation et accouchement de l’État en 1920, et du constitutionnalisme en 1926 en vue de la soumission de l’État au droit, sont distinctes et complémentaires.

Le Liban, entité géographique naturelle, historique et culturelle, devient État avec la proclamation du 1er septembre 1920 de l’État (sic) du Grand Liban et la publication des quatre arrêtés qu’Antoine Hokayem cite clairement, à l’encontre d’un imaginaire d’un petit Liban d’autrefois qui n’était pas au fond si petit. Il s’agit des arrêtés 318 du 31/8/1920 (fondation de l’État), 336 du 1/9/1920 (organisation administrative), 1304 du 8/3/1922 (compétence et création du Conseil représentatif) et 1307 du 10/3/1922 (élection du Conseil consultatif).

Des historiens et constitutionnalistes appréhendent les deux phases dans une perspective de rivalités et d’hégémonie politicienne, partisane et intercommunautaire.

Il s’agit d’un processus anthropologique universel qui, en Occident, a exigé plus de trois siècles (Norbert Élias, La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1969 et Pocket n° 80, 2014, notamment 1re partie : la sociogenèse de l’État, et aussi : James C. Scott, Homo domesticus : une histoire des premiers États, Poche, 2021). Il s’agit donc moins de la « faiblesse du pouvoir » (hashâshat al-hukm, p. 9) et « d’anarchie dans la gestion mandataire » (p. 10).

1. Accouchement par essence et partout difficile pour la centralité de l’État : l’auteur expose les « conjonctures complexes » (p. 10) qui sont en fait naturelles, normales, communes et universelles à toute genèse de l’État. Le travail d’Antoine Hokayem se fonde sur l’exploration d’archives diplomatiques concernant le Liban de cette période.

Les problèmes relatifs à la diversité communautaire et culturelle dans la région se sont posés aussi avec autant d’acuité en Europe de l’Est à la suite du grand bouleversement mental avec la chute après quatre siècles de l’Empire ottoman (Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, Paris, FDI, 2 vol., 1987, 334 et

524 p.).

L’enfantement, l’accouchement de l’État, tout État, dans toute anthropologie historique et juridique, est un processus long, difficile, pénible, laborieux. L’ouvrage d’Antoine Hokayem est, enfin, le premier qui appréhende cette genèse dans une perspective anthropologique, avec des expressions fort claires quant au sens même de la notion d’État, que je trouve rarement chez des historiens éminents. Dans l’ouvrage, on retrouve la clarification de notions galvaudées et polluées par l’usage, celles de « nature de l’autorité qui va exercer le mandat français » (pp. 17-18), « souveraineté » (pp. 19, 20, 29), « armée » (p. 50) et « responsabilité de l’ordre, de la sécurité et de l’administration » (pp. 44-57).

Ces précisions ne sont pas banales, ni superfétatoires, pour l’acculturation de l’État au Liban. Un historien me réplique quand je parlais d’anthropologie historique et juridique de l’État en perspective comparée et universelle : « C’est une opinion ! »

Le grand historien – français lui – Dominique Chevallier qui a supervisé nombre de thèses de Libanais écrit : « La réalité de l’État est gommée, la date historique de la création de l’État le 1er septembre 1920 est par conséquent ignorée. L’incantation idéologique cache mal la vacuité totale du savoir et du raisonnement. La proclamation du Grand Liban par le général Gouraud le 1er septembre 1920 a-t-elle été claire ? Le discours qu’il a prononcé ce jour-là, sur le perron de la Résidence des Pins, est-il bien compris aujourd’hui ? » (« Comment l’État a-t-il été compris au Liban ? », ap. Nadim Shehadi and Dana Haffar Mills, dir., Lebanon : a history of conflict and consensus, Center for Lebanese Studies, I.B. Tauris, 1988, pp. 211-223).

2. Les conjonctures du pré-État : c’est là où des imaginaires d’autrefois et des rivalités du passé sont perpétués et projetés au présent et exploités dans la mobilisation politique conflictuelle. Antoine Hokayem écrit : « L’historien objectif ne peut souscrire à toutes les critiques et accusations à l’encontre de la France et du mandat » (p. 4). L’historien n’est pas un juge. Il ne vit pas la conjoncture de l’acteur politique pour juger. Des jugements qui ne sont pas une description factuelle sont reproduits dans l’ouvrage : « arrogance et infatuation de Sarrail » (p. 37), « gaffes répétées » (p. 38), « sagesse et souplesse »,

(p. 40), « général Sarrail assume une grande responsabilité » (p. 74), « il n’a pas pris en considération les ressentiments des chefs druzes »

(p. 74), « il a échoué dans la fonction » (p. 74), « souplesse et fermeté » (p. 79).

La fréquence de jugements moraux dans des manuels d’histoire du Liban perpétuent une mentalité « infrapolitique », réduisant la politique à des rapports interpersonnels de pouvoir (« potestas »), alors que la politique est aussi gestion de la chose publique (« auctoritas »). Nul n’est à la place du décideur politique à un moment historique précis pour juger, sauf dans des cas extrêmes en violation de normes internationales.

En outre, la contextualisation de tout fait du passé dans les conjonctures, les situations et les mentalités du passé est indispensable. Nombre de données à propos des mentalités sont exposées dans l’ouvrage. L’attitude de certaines communautés, dont la communauté sunnite, inquiète de sa position dans la configuration de la nouvelle géographique régionale (p. 108), s’explique par l’histoire des mentalités, sans aucune projection au présent.

3. Le constitutionnalisme de 1926 : Antoine Hokayem approfondit plus que tout autre et complète ce qu’il avait déjà écrit dans son ouvrage : La genèse de la Constitution libanaise de 1926 (Éditions universitaires du Liban, 1996). Il relève la participation active des leaders musulmans aux consultations (p. 224), la référence au patrimoine ottoman et libanais (p. 214) et surtout aux Constitutions de la Belgique, de la Suisse et d’Égypte (p. 231). Jouvenel sollicite Paul Souchier « d’étudier en particulier les Constitutions de la Belgique et de la Suisse » (p. 231). Jouvenel suivait aussi pas à pas l’évolution (p. 231).

L’auteur rapporte sa rencontre avec Jean-Paul Aujol, le 22/1/1994, le dernier des survivants qui ont participé à l’élaboration de la Constitution de 1926. Il rapporte que « Paul Souchier, exténué, envisageait de renoncer à sa mission » (pp. 231-232).

On comprendra dans l’ouvrage les raisons, à l’époque, de l’élection d’un grec-orthodoxe, Charles Debbas, comme chef de l’État (p. 238). Leçon majeure en psychologie historique, pour une mentalité maronite, et nous ne disons pas les maronites, ni Bkerké. L’auteur écrit : « Il ressort clairement que les dispositions de la Constitution ne sont pas reproduites de la 3e République française, mais le fruit d’un travail commun libano-français. L’esprit et le texte sont puisés de l’expérience démocratique occidentale, des aménagements ottomans, et de la particularité de la société libanaise et de son patrimoine et des équilibres internes imposés par sa composition pluraliste et des mutations depuis les années 1930 » (p. 246). Quand on palabre sur « confessionnalisme » et « confessionnalisme politique » (p. 246), il ne s’agit pas de notions, de concepts, ni de catégories juridiques. Il s’agit de la règle de proportionnalité, du quota ou discrimination positive aujourd’hui appliquée suivant des normes – et sans normes au Liban ! – dans plus de trente pays.

4. Quelle genèse d’autres États arabes ? Il faut s’attarder sur des données puisées d’archives diplomatiques dans l’ouvrage d’Antoine Hokayem en ce qui concerne la genèse d’autres États arabes, en corrélation avec l’accouchement de l’État libanais. Là encore l’absence d’historiographie sur la genèse de l’État dans des pays arabes ne contribue pas à la légitimité et la légitimation dans la conscience collective. Quelle est la sociogenèse de « l’État de Damas, des alaouites et d’Alep » (p. 5, 8) face à des craintes de la Turquie ? Quelle géographie de l’État syrien, suite à « la fédération des États syriens » ? (p. 59, 116).

L’ouvrage d’Antoine Hokayem et ses travaux antérieurs constituent la première référence pour l’historiographie scientifique et réaliste de l’État libanais et l’acculturation de l’État, enfin, pour les nouvelles générations.

Antoine MESSARRA

Chaire Unesco-USJ

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Pour la première fois dans l’historiographie du Liban, Antoine Hokayem nous fournit les matériaux pour écrire, enfin, la gestation et l’histoire de l’État libanais, en partant justement des deux phases charnières, distinctes et complémentaires, celle de la proclamation constitutive de l’État (sic) du Grand Liban le 1er septembre 1920 et celle du constitutionnalisme avec...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut