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Idées - Point de vue

Le projet français pour la réhabilitation du port de Beyrouth : une nouvelle occasion perdue

Le projet français pour la réhabilitation du port de Beyrouth : une nouvelle occasion perdue

Photo d'illustration : un écran installé dans le centre administratif du port de Beyrouth montrant une modélisation en images de synthèse d'une partie de la zone portuaire réimaginée par les experts français. Matthieu Karam/L'OLJ

Le 4 août 2020, le port de Beyrouth est ravagé par deux terribles explosions qui ont transformé le quai n° 9 en un cratère béant, détruit les installations du port et les silos à grains qui contenaient les principales réserves du pays, défiguré de nombreux quartiers de la capitale et fait plus de 200 victimes ainsi que des milliers de blessés. Dans les mois qui ont suivi la catastrophe, de nombreux projets mis sur la table par plusieurs acteurs locaux et étrangers pour réhabiliter ou réaménager la zone portuaire sont restés lettre morte et près de trois ans plus tard, les autorités n’ont toujours pas déblayé les débris qui encombrent une grande partie de la zone.

Et alors que l’enquête sur l’explosion demeure entravée par les pressions politiques, les familles des victimes ainsi que de nombreuses organisations de la société civile se sont mobilisées pour demander la préservation du site de l’explosion ainsi que le bâtiment des silos, gardiens de la mémoire de la tragédie et témoins de l’une des plus graves explosions non nucléaires de l’histoire. Cette revendication a reçu le soutien de nombreuses organisations internationales, des organes consultatifs de l’Unesco (ICOMOS et ICCROM) ainsi que du World Monument Fund. De même ,  à l’automne 2021 l’effondrement d’une partie des silos, vraisemblablement dû à la négligence des autorités et à l’incendie provoqué par la fermentation des grains non déblayés, provoque une réprobation généralisée et une pression accrue des familles des victimes ainsi que de la société civile.

Concertations préalables

Alors que les autorités ont confié en mars 2022 au géant français du transport maritime CGA CGM une concession pour l’exploitation du terminal des conteneurs dans le cinquième bassin, elles ont parallèlement demandé à la Banque mondiale de préparer une étude englobant une vision de l’avenir du port de Beyrouth, un plan directeur en plusieurs phases pour l’aménagement de la zone portuaire, la définition des options de financement ainsi qu’un projet pour la réforme de la gouvernance, le statut du comité provisoire qui assure la gestion du port depuis une trentaine d’années étant mal défini ce qui ouvre la voie à de nombreuses dérives.

Pour mémoire

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Lancée en 2022, cette étude a fait l’objet de nombreuses concertations avec les acteurs publics et privés. Des présentations publiques à différentes phases de l’étude ont permis de recueillir les avis de la société civile et des organismes professionnels et de prendre en compte certaines de leurs préoccupations et suggestions.

La première phase de l’étude a consisté à analyser les atouts et les contraintes de l’ensemble des ports de la côte libanaise (Beyrouth, Tripoli, Saïda et Tyr) et à élaborer une vision prospective du rôle de ces ports et de leur complémentarité dans le contexte de l’environnement régional. La deuxième phase a permis de préciser les principales orientations du projet de réhabilitation du port de Beyrouth, de définir un schéma d’aménagement des différentes emprises portuaires et de proposer une rationalisation de l’utilisation des espaces afin d’assurer une meilleure gestion des ressources.

Décliné en plusieurs phases, le projet prévoit le renforcement du terminal des conteneurs qui constitue, avec la longueur de son quai et la profondeur de son bassin, le principal atout du port de Beyrouth et envisage l’extension de ce terminal vers le quatrième bassin. Il propose de déplacer les nouveaux silos à l’ouest du quatrième bassin à proximité des fonctions de « General Cargo » et d’installer la zone franche ainsi que les fonctions d’administration et de parking à l’articulation de la zone portuaire avec la ville. La rationalisation de l’utilisation des espaces permettrait ainsi de libérer les zones adjacentes aux premier et deuxième bassins pour y développer à l’avenir des fonctions urbaines indépendantes de l’emprise du port (hub d’affaires et d’innovation, fonctions culturelles, équipements publics, terminal passagers, etc.) qui restitueraient le rapport de la ville avec son front de mer. Le site de l’explosion, y compris le cratère et les silos, serait entièrement préservé comme lieu de mémoire et de recueillement accessible au public, à l’image du mémorial de la paix à Hiroshima inscrit au patrimoine de l’humanité par l’Unesco en 1996.

Le projet final qui reprend ces grandes orientations a été remis par la Banque mondiale au gouvernement libanais en 2023 semble avoir été mis de côté alors que le projet de loi pour la réforme de la gouvernance du port croupit dans les arcanes du Parlement. Parallèlement, le ministre démissionnaire des Travaux publics a annoncé que le projet de la Banque mondiale ne lui convenait pas et demandé à la France de présenter un contre-projet, sans décision gouvernementale venant officialiser cette initiative.

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Contrairement au projet de la Banque mondiale, le projet français dévoilé le 13 mars courant aux officiels et à la presse, a été élaboré dans le secret des bureaux d’étude, sans aucune concertation préalable avec le public, la société civile ou les organismes professionnels. Il s’agit là d’une démarche déplorable qui va à l’encontre de toutes les pratiques de bonne gouvernance et de transparence telles que définies dans la législation française (notamment à l'article L.103.2 du code de l'urbanisme) et européenne ainsi que dans les normes internationales, où il est impératif d’associer au plus tôt possible les habitants, les associations locales, ainsi que les autres personnes concernées à l'élaboration des projets d’aménagement. Ce qui serait bon pour la France ne le serait donc pas pour le Liban ?

Figer une rupture urbaine

Le projet français reprend les dispositions de celui élaboré par la Banque mondiale concernant le renforcement du terminal des conteneurs, le réaménagement des accès et des grands axes de circulation et de distribution dans l’emprise portuaire ainsi que des fonctions d’administration et des services annexes.

Mais il s’en écarte sur plusieurs points essentiels. Tout d’abord, il n’est plus question de libérer les premier et deuxième bassins pour y développer des fonctions urbaines indépendantes de l’emprise du port et de restituer le rapport de la ville avec son front de mer. Si le premier bassin reste une enclave fermée destinée à la base maritime de l’armée libanaise, les fonctions urbaines indépendantes de l’emprise du port où le projet de la Banque mondiale prévoyait d’aménager des espaces d’innovation, des fonctions culturelles et des équipements publics sont remplacées par un énorme parking de voitures qui occuperait une superficie de plus de six hectares dont le toit, bonne conscience oblige, pourrait à l’avenir être couvert de panneaux photovoltaïques « si les financements nécessaires et les dépenses d’exploitation d’une telle mégastructure pouvaient être assurés ». Les fonctions définies comme étant à usage mixte sont confinées dans une étroite bande qui longe le deuxième bassin et leur ouverture au public semble grandement compromise du fait de la nécessité de protéger l’accès aux nouveaux silos reconstruits dans l’espace contigu à leur localisation d’origine.

Le cratère de l’explosion est remblayé, un nouveau quai reconstruit à la place de celui détruit par l’explosion et du lieu de mémoire et de recueillement prévu dans le projet de la Banque mondiale il ne reste qu’un petit bout de terrain qu’on dit « sanctuarisé », c’est-à-dire remis aux autorités libanaises pour décider de son sort : un espace enclavé entre les parkings et les nouveaux silos qui ne tardera pas à devenir une friche où l’on dressera un bout de sculpture pris entre les grues et les camions. Dans cette démarche risque de participer à une entreprise d’effacement délibéré de la mémoire de la catastrophe.

Les questions relatives au rapport du port aux quartiers environnants, au traitement des franges et des espaces de transition entre ville et port, à la gestion des flux aux interfaces, à la recomposition des espaces portuaires pour permettre de trouver des opportunités qui assureraient l’ouverture de la ville vers la mer et la récupération du front urbain maritime comme c’est le cas dans de nombreux ports de la Méditerranée comme Marseille, Gênes ou Barcelone, toutes ces questions qui sont au cœur des préoccupations contemporaines sont évacuées au profit d’une démarche techniciste qui se contente d’une simple remise aux normes.

Ainsi, sous couvert d’un projet « réaliste », et en l’absence de toute concertation avec la société civile et les organisations professionnelles, la démarche adoptée aboutit à figer une situation de rupture urbaine, à exclure toute vision prospective dans le cadre d’une stratégie de réalisation par étapes qui permettrait d’assurer l’intégration des dynamiques portuaires au développement de la ville.

Par Jad TABET, ancien président de l’ordre des ingénieurs et architectes (2017-2021)


Le 4 août 2020, le port de Beyrouth est ravagé par deux terribles explosions qui ont transformé le quai n° 9 en un cratère béant, détruit les installations du port et les silos à grains qui contenaient les principales réserves du pays, défiguré de nombreux quartiers de la capitale et fait plus de 200 victimes ainsi que des milliers de blessés. Dans les mois qui ont suivi la...

commentaires (2)

La canaille mafieuse corrompue du pouvoir refuse tout projet constructif qui ne porte pas lieu a commissions hors de proportion. Ou, quand le critere n'est pas l'interet du projet pour le public, mais le montant du pot-de-vin. Kellon ya3ne kellon.

Michel Trad

17 h 44, le 10 avril 2024

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Commentaires (2)

  • La canaille mafieuse corrompue du pouvoir refuse tout projet constructif qui ne porte pas lieu a commissions hors de proportion. Ou, quand le critere n'est pas l'interet du projet pour le public, mais le montant du pot-de-vin. Kellon ya3ne kellon.

    Michel Trad

    17 h 44, le 10 avril 2024

  • Il a été realisé comme vous le dites si bien dans le secret des bureaux d'Etudes.

    Moi

    20 h 25, le 24 mars 2024

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