
Moussa Bazzi, l'homme déplacé du sud et handicapé, victime d'une chute mortelle dans une bouche d'égout béante, fin décembre. Capture d'écran d'une vidéo de la YASA
Il s’appelait Moussa Bazzi, avait 65 ans et était muet depuis l’enfance. La guerre qui a éclaté le 8 octobre 2023 aux frontières avec Israël l’a obligé à sortir de son village natal de Bint Jbeil, qu’il a quitté très rarement durant sa vie, pour résider chez sa sœur à Choueifate (sud de Beyrouth). Le 26 décembre dernier, cet homme voûté dont la silhouette était si familière à tous les habitants de Bint Jbeil disparaît au sortir d’une visite de condoléances, pour ne réapparaître que plus d’un mois plus tard, le 3 mars, quand son corps sans vie a été retrouvé par des employés municipaux dans une bouche d’égout, dans une rue assez peu fréquentée de Ouzaï (sud de Beyrouth). Cette bouche d’égout était grande ouverte, probablement invisible la nuit, parce que la plaque censée la recouvrir a été volée.
La bouche d’égout dans laquelle Moussa Bazzi a perdu la vie, dans une rue peu fréquentée d’Ouzaï. Un mois après la découverte du corps, elle était toujours grande ouverte. Capture d’écran d’une vidéo de la YASA
Si personne ne peut reconstituer avec précision ce dernier trajet fatal effectué par Moussa Bazzi ce soir-là, sa sœur Hala croit deviner qu’il s’est perdu en chemin en voulant rentrer chez elle, dans des dédales qu’il connaît peu, se retrouvant dans cette rue inconnue où l’obscurité l’a précipité dans la bouche d’égout béante.
Le problème du vol de plaques de bouches d’égout, généralement en fonte, sévit depuis le début de la crise économique en 2019. La vente de ce métal rapporte gros aux voleurs, qui ne se soucient pas des conséquences pour les automobilistes ou les piétons. L’association YASA pour la sécurité routière vient d’ailleurs de recenser un nouveau cas d’une piétonne qui s’est blessée en tombant, le 20 mars, dans un de ces trous béants dans la région de Sin el-Fil, au rond-point Hayek (est de Beyrouth).
Ahmad Ghanem est volontaire dans la YASA depuis une dizaine d’années. Il est originaire du village de Aïnata, voisin de Bint Jbeil, d’où le fait qu’il connaît bien Moussa Bazzi. « Quand cet homme a été retrouvé mort, les hommages ont plu sur les réseaux sociaux parce qu’il était très apprécié et que tout le monde le recherchait activement. Mais personne n’a réagi au fait qu’il a été victime de la négligence et du vol. Ce n’est que le 20 mars, soit près d’un mois après la découverte macabre par des employés municipaux à Ouzaï, que la YASA a pris l’initiative de remplacer la plaque d’égout qui a provoqué son décès, afin d’éviter de nouveaux drames sur cette route. » Cette initiative a été financée par un donateur scandalisé par le décès du sexagénaire.
Un phénomène récurrent depuis la crise
Les vols de plaques de bouches d’égout et autres objets publics en métal ont particulièrement sévi entre 2020 et 2022. « S’ils se poursuivent aujourd’hui, leur rythme s’est quelque peu ralenti en raison des nombreuses plaintes que nous avons déposées et des perquisitions des forces de l’ordre chez les ferrailleurs, clients privilégiés de ces objets volés, qui hésitent dorénavant à les acheter », souligne Ahmad Ghanem.
Les bouches d’égout ouvertes restent cependant nombreuses, et toutes les autorités libanaises affectées par la crise n’ont pas les moyens de les remplacer systématiquement. Dans son remplacement de la plaque d’égout à Ouzaï, la YASA a d’ailleurs opté pour un mécanisme antivol qui garde la plaque scellée à la route en toute circonstance, même si elle est soulevée pour les besoins du nettoyage. Nous n’avons jusqu'à présent pas pu joindre le ministre des Travaux publics Ali Hamiyé pour un commentaire.
« Combien de fois ne constatons-nous pas un pneu qui déborde d’un trou béant, placé là pour mettre piétons et automobilistes en garde contre le danger ? » note Ahmad Ghanem. Il estime que le vol est le fait de bandes organisées qui subtilisent la plaque à partir de camionnettes dont le fond a été troué, afin d’éviter de se faire prendre en flagrant délit.
La plaque d’égout à Ouzaï remplacée par la YASA, qui a opté pour un système antivol, dans le sens où la plaque ne peut pas être totalement détachée de la route. Capture d’écran d’une vidéo de la YASA
Quelles solutions pour ce type de problèmes en l’absence de budgets dans les institutions publiques ? « Il faut tout d’abord encourager les citoyens à rapporter aux Forces de sécurité intérieure toute infraction importante constatée dans la rue », souligne Ahmad Ghanem. Il assure le faire lui-même, à partir des plaintes reçues par la YASA sur sa page Facebook. Il est évidemment possible de contacter directement la YASA qui, comme d’autres associations, essaie de contribuer à l’ordre public. Outre sa réparation de la bouche d’égout à Ouzaï, l’ONG a aussi déposé plainte auprès du parquet de cassation en vue de pénaliser lourdement les responsables de ces vols.
« Il est triste de penser que Moussa Bazzi a donné sa vie pour que la lumière soit faite sur cette question, mais on ne peut qu’espérer que sa disparition tragique permettra d’éviter d’autres drames si on décide d’agir », souligne Ahmad Ghanem.
Hala Bazzi, elle, reste inconsolable. « Ces semaines au cours desquelles son sort était inconnu étaient insupportables. Il a passé sa vie dans la piété, soutenant les gens dans leur deuil, d’où son insistance ce jour-là à se rendre à ces condoléances. » Elle affirme cependant que la famille n’a pas voulu porter plainte parce qu’il « est toujours difficile de savoir qui est responsable en pareil cas ». D’une voix encore empreinte d’émotions, elle qualifie son frère de « martyr, autant de la guerre que de la négligence. »
Il y a deux coupables: celui qui l’a volée, mais aussi celui qui l’a lui a achetée pour la fondre…
08 h 00, le 24 mars 2024