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Idées - Commentaire

Les eaux de Chebaa, un enjeu mythifié ?

Les eaux de Chebaa, un enjeu mythifié ?

La frontière entre le Liban et Israël, au niveau de la localité libanaise de Marjeyoun, en février 2021. Mahmoud Zayyat/AFP

«Pour beaucoup, l’intérêt d’Israël pour les eaux du Liban est une évidence. L’intransigeance d’Israël sur les fermes de Chebaa s’expliquerait ainsi. Situées sur les pentes du massif de l’Hermon », « père des eaux de la Palestine », selon les sionistes des origines, comme Chaïm Weizmann, elles seraient essentielles pour l’approvisionnement d’Israël en eau.

Comme l’explique le chercheur Chady Chahine dans un mémoire universitaire publié en 2011, la faible dotation de la Palestine en eau préoccupait le sionisme dès ses débuts. Sans succès, les responsables de l’Organisation sioniste mondiale plaidèrent entre 1919 et 1923 auprès de Londres et Paris que le bassin du Litani devait être compris dans le territoire du futur État d’Israël. Le projet d’annexer le Sud-Liban pour ses eaux n’a pas tout à fait disparu, du moins jusqu’aux années 1960. L’ancien Premier ministre Moshe Sharett évoque dans ses Mémoires la proposition de David Ben Gourion et de Moshe Dayan pour une annexion du Sud-Liban en 1954, suggestion qu’il tua dans l’œuf, les conditions internationales et locales n’étant pas réunies selon lui. Ce même Dayan déclarait plus tard que « la guerre des Six-Jours avait doté Israël de frontières satisfaisantes, à l’exception de celle avec le Liban ».

Chady Chahine rappelle aussi que les études de l’Autorité israélienne des eaux (Mekorot) insistaient dès les années 1940 sur l’importance de posséder les sources du Jourdain et les pentes sud et ouest de l’Hermon. Quelque 80 % des ressources hydriques du Haut-Jourdain proviennent de territoires situés hors des frontières pré-1967 d’Israël. Ainsi, lorsque, en 1964, le Liban, la Syrie et la Jordanie tentèrent de détourner les affluents du Jourdain pour assoiffer Israël, Tel-Aviv n’hésita pas à détruire les chantiers dès leurs débuts.

Besoins hydriques croissants

Cinquante ans plus tard, Israël est passé de moins de 3 millions d’habitants à plus de 9,8 millions (sans compter les Palestiniens apatrides de Gaza et de Cisjordanie occupée, dont les besoins sont, au mieux, secondaires pour les autorités d’occupation), parmis lesquels 7,5 millions de juifs. La démographie juive israélienne est particulièrement dynamique, avec un taux de fertilité de plus de 3 enfants par femme en 2021, selon des données du bureau central des statistiques israélien. La proportion croissante de familles très religieuses participe à la hausse de cette fertilité. Les besoins d’Israël en eau ont augmenté en conséquence et augmenteront davantage. Cela dans un État déjà anxieux à ce sujet dans les années 1960 et alors que le réchauffement climatique diminue les ressources en eau douce de tout le Levant.

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Et pourtant, aujourd’hui, la situation semble bien différente : chaque année depuis 2021, Mekorot transfère 100 millions de mètres cubes à la Jordanie. Quelque 50 millions sont transférés en application d’une clause des accords de paix de 1994, mais 50 autres sont simplement vendus. En septembre 2023, les deux pays se sont même entendus pour porter cette quantité à 200 millions en échange d’électricité produite en Jordanie. À titre de comparaison, le lac Qaraoun a une capacité de 225 millions de mètres cubes.

Ainsi, en 2024, aussi étrange que cela puisse paraître, Israël a tant d’eau qu’il se permet d’en vendre. Pour y parvenir, les Israéliens ont d’abord réduit leur consommation d’eau et ont investi dans le recyclage des eaux usées. Et depuis près d’une décennie, Israël investit massivement dans la désalinisation de l’eau de mer. Tant et si bien qu’en 2020, d’après les statistiques de Mekorot, 47 % de toute l’eau consommée en Israël provenait du traitement des eaux usées et de la désalinisation.

D’après un rapport de la Knesset de février 2018, c’est en continuant à augmenter ces ressources artificielles qu’Israël compte faire face à ses besoins futurs. Au rythme actuel, d’après une étude publiée dans la revue scientifique Nature, en 2045, les ressources naturelles ne couvriront plus qu’entre un quart et un tiers de la consommation israélienne en eau, dépendant de la croissance démographique.

Les sécheresses à répétition forcent déjà les autorités, afin de protéger la qualité de l’eau en mer de Galilée (où se déversent les eaux de l’Hermon), à y interrompre les prélèvements pendant parfois plusieurs années de suite, toujours selon la Knesset. L’intérêt des ressources naturelles en eau va donc décroissant pour l’État hébreu. Et contrôler les sources du Jourdain autour du mont Hermon, dont au Liban-Sud, n’est déjà plus aussi important qu’autrefois pour Israël.

Intransigeance irrationnelle ?

Mais si le Liban-Sud continue d’intéresser Tel-Aviv, ses ressources en eau n’ont « jamais constitué, depuis l’émergence du litige des fermes de Chebaa, en 2000, un intérêt significatif expliquant la position israélienne », écrit Chahine.

Il est vrai que les neiges du massif du mont Hermon, en fondant, donnent naissance au Jourdain. Pourtant, contrôler les pentes de l'Hermon ne permet pas de s'assurer les eaux qui s'écoulent dans son sous-sol traversé de fissures karstiques, contrairement à ce que les sionistes pensaient au début du siècle dernier. D’après l’historien Asher Kaufman, interrogé par Chahine, « c’est en contrôlant les plateaux autour du mont qu’on contrôle son eau ». Or aucune des sources des affluents du Jourdain ne se trouve dans la zone des fermes de Chebaa, sauf wadi el-Assal, un cours d'eau intermittent. Les sources du Dan (situé en Palestine mandataire dès 1920), du Wazzani (source du Hasbani libanais) et de Banias sont autrement plus importantes. Entre ces trois sources-ci ainsi que d’autres résurgences en territoire israélien de 1949, 700 millions de mètres cubes (dont près de 80 du seul Hasbani) sont captés par Israël depuis l’occupation du Golan syrien. Ainsi que 325 millions de mètres cubes ponctionnés d’un aquifère en Cisjordanie. Ensemble, ces apports représentent la majorité de l’eau douce d’Israël.

Une partie de cette eau provient néanmoins de nappes phréatiques situées sous les fermes de Chebaa. Mais le massif étant karstique, capter l'eau de ces nappes à cet endroit même est peu pratique dû aux infiltrations du sous-sol et à la méconnaissance de l'aquifère. Aucun pays ayant contrôlé les fermes ne l'a jamais envisagé, se contentant des abondantes sources environnantes. Certes, contrôler cette zone pourrait au moins avoir l’intérêt de garantir que cette eau ne soit pas polluée. Mais d’après le géographe Eran Feitelson, cité par Chahine, « la zone disputée est petite et ne concerne pas tout le massif (de l’Hermon), et donc son effet sur les ressources de l’aquifère sont limitées ».

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L’indifférence d’Israël quant aux supposées ressources de Chebaa est d’autant plus évidente quand on la compare avec son intérêt manifeste pour le Hasbani libanais. Pour faire en sorte que le Hasbani coule intégralement vers ses terres, l’État hébreu se contente d’y exercer un contrôle « à distance ». Autrement dit, l’armée israélienne détruit n’importe quel ouvrage côté libanais qui menace de réduire son débit en territoire israélien. Elle l’a fait à plusieurs reprises, la dernière fois en 2006. Depuis, le Liban n’essaie même plus d’exploiter l’eau de ce fleuve. Un cas qui suggère bien l’inutilité pour Tel-Aviv d’occuper les hauteurs du Liban-Sud pour s’assurer le contrôle des eaux visées.

Les fermes de Chebaa ne représentent donc aucun enjeu hydrique pour Israël, qui refuse pourtant de les céder au Liban. Dans cette intransigeance apparemment irrationnelle, Chahine voit d’abord une stratégie « d’agressivité par défaut » de l’État israélien, convaincu que, pour survivre au Proche-Orient, il ne peut que « vivre par l’épée », pour reprendre les mots de Netanyahu. Céder Chebaa, devenu un enjeu symbolique majeur pour son ennemi libanais, ne serait alors envisageable qu’en échange de concessions tout aussi majeures, telles que le désarmement du Hezbollah, comme l’a déclaré le Premier ministre Ehud Olmert en septembre 2006.

En attendant, garder le contrôle des fermes de Chebaa permettrait dans cette perspective d’entretenir une tension permanente à ses frontières

Ingénieur télécoms et étudiant en master d’économie du développement à Panthéon Sorbonne.

«Pour beaucoup, l’intérêt d’Israël pour les eaux du Liban est une évidence. L’intransigeance d’Israël sur les fermes de Chebaa s’expliquerait ainsi. Situées sur les pentes du massif de l’Hermon », « père des eaux de la Palestine », selon les sionistes des origines, comme Chaïm Weizmann, elles seraient essentielles pour l’approvisionnement d’Israël en...

commentaires (2)

Pendant qu’Israël s’échine à multiplier les ressources en eau pour ses citoyens, nos autorités laissent pourrir le barrage du Litanie qui est devenu un dépotoir comme toutes les ressources naturelles qui jadis faisaient notre force et notre fierté. Ils viennent accuser les autres de tous les maux, alors qu’ils sont les premiers fossoyeurs de leur propre pays. Que n’importe quel politicien vienne nous raconter ses accomplissements pour exploiter et améliorer le flux des millions de litres d’eau qui vont dans les égouts et à la mer alors que le pays manque cruellement d’eau et d’électricité.

Sissi zayyat

11 h 59, le 10 mars 2024

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Commentaires (2)

  • Pendant qu’Israël s’échine à multiplier les ressources en eau pour ses citoyens, nos autorités laissent pourrir le barrage du Litanie qui est devenu un dépotoir comme toutes les ressources naturelles qui jadis faisaient notre force et notre fierté. Ils viennent accuser les autres de tous les maux, alors qu’ils sont les premiers fossoyeurs de leur propre pays. Que n’importe quel politicien vienne nous raconter ses accomplissements pour exploiter et améliorer le flux des millions de litres d’eau qui vont dans les égouts et à la mer alors que le pays manque cruellement d’eau et d’électricité.

    Sissi zayyat

    11 h 59, le 10 mars 2024

  • Le problème des fermes de Chebaa n'a été soulevé par Assad père en 2000 que pour donner un prétexte au maintient de l'arsenal du Hezbollah. Si le Liban veut récupérer xes terres, il doit d'abord traiter avec la Syrie (ce que celle-ci refuse obstinément). Tout le monde sait cela.

    Yves Prevost

    08 h 05, le 10 mars 2024

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