Si vous passez par Baskinta, à 45 km au nord de Beyrouth, ne manquez pas de repérer la signalisation discrète qui indique la présence du mémorial Mikhail Naimeh. Elle vous conduira vers un lieu de recueillement, aussi modeste qu’extraordinaire, où vous apparaît, immense, un bas-relief d’un portrait de l’écrivain méditant, un sourire dans le regard.
Qui fut, quel fut cet homme ? Retenons surtout que lors de son exil new-yorkais, dans la seconde décennie du XXe siècle, son ami et collègue Nasib Arida lui suggère : « Probablement, tu deviendras pour nous comme Belinskii pour les Russes et Sainte-Beuve pour les Français. »
Investi par ses pairs de cette mission de critique, Naimeh va s’atteler à la rédaction d’un essai fondateur : Al-Ghirbal, ou « Le Crible », qui sera publié pour la première fois en 1923 et dont on fête cette année le centenaire. Pourquoi Naimeh, et quels sont les enjeux de cet ouvrage ? Un peu d’histoire s’impose, liée au parcours de cet écrivain à la croisée des langues et des cultures, et dont la vision va définitivement ébouriffer la littérature arabe telle que sa génération l’a connue.
La métrique de la liturgie orthodoxe
Après ses études primaires à l’école du village de Baskinta, Naimeh est envoyé à Nazareth, en Palestine, où il est inscrit dans une école gérée par la Société impériale russe orthodoxe palestinienne. C’est une petite mission éducative qui n’a pas l’envergure des missions catholiques représentées par les jésuites, ou protestantes représentées par les Américains. Mais ses écoles ont la réputation d’offrir à leurs élèves une bonne discipline physique, un cadre de vie confortable et, surtout, à côté du russe, une bonne instruction en langue arabe. Séduit par l’expressivité vibrante de la littérature russe, le jeune Naimeh est déjà frustré par la rigidité de la littérature arabe. « Je souhaitais pouvoir écrire comme ces Russes », note-t-il dans ses Mémoires.
À la fin de son parcours scolaire, en 1906, Naimeh rejoint le séminaire théologique de Poltava, en Ukraine. Il y poursuivra ses études jusqu’en 1911, date de son départ pour l’Amérique. Durant ces cinq années, entre études et spiritualité, il dévore les livres d’auteurs tels que Tolstoï et déplore l’ignorance du monde arabe de cette culture qui ouvre tant d’horizons intérieurs et libère tant d’émotions en accordant la langue avec la vie. Il va surtout mettre à profit cette période studieuse en traduisant les auteurs russes vers l’arabe, ce qui va imprimer à sa propre écriture un rythme à la fois nouveau et familier : la poésie russe suit les bases métriques de la liturgie orthodoxe dans laquelle Naimeh a baigné depuis sa plus tendre enfance.
« Le coassement des grenouilles »
En 1911, ses études terminées, il rejoint, dans la petite ville de Walla Walla à Washington, ses frères qui y tiennent un magasin de meubles. Cependant, cet éternel étudiant n’en a pas fini avec l’université. Il reprend ses études à l’université de Washington où il obtient, en 1916, son diplôme en droit et arts libéraux et s’installe à New York. En 1918, on le retrouve conscrit dans l’armée américaine dont il est libéré à la fin de la Grande Guerre. C’est pour lui le moment de commencer sa carrière d’écrivain. Sa rencontre avec les écrivains arabes du « Mahjar » (l’émigration) est une évidence. Ils sont huit à militer en faveur de la renaissance de la littérature arabe dans le cadre de la New York Pen League, présidée par Khalil Gebran. Il revient à l’arabe par nostalgie du pays natal, mais avec des idées neuves qu’à New York aucune censure n’entrave.
Cette liberté irréversible qui s’exprime dans sa langue où fusionnent tant de cultures, il va en établir le cadre et le manifeste. C’est ainsi qu’il y a cent ans et quelques poussières, en 1923, il publie Le Crible, un essai révolutionnaire avec des accents de pamphlet, dont un chapitre notable va marquer les esprits : « Le coassement des grenouilles ». Il y compare les écrivains arabes à des grenouilles dans un marais stagnant, incapables de renouveler leur chant par crainte de bousculer le caractère sacré de la langue transmise. Dès lors, la littérature arabe va aller chercher, non seulement dans la littérature étrangère, mais également dans ses propres trésors tels que les mouashahat andalous, le souffle qui lui a enfin permis, ce dont rêvait Naimeh, d’accompagner la vie.
commentaires (2)
En effet on en veut encore...la suite. Mais il faut le lire, surtout. Au travail!
Massabki Alice
10 h 40, le 06 mars 2024