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Nos Lecteurs ont la Parole

Tu es l’autre ou le tuer : une moralité en cours d’examen

« Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même », affirmait Jean-Jacques Rousseau en essayant de localiser l’origine du mal. Plus de trois siècles plus tard, avec l’émergence de la psychologie cognitive et des neurosciences, ce message doit être révisé. Notre cerveau intègre des moralités toutes faites et les applique aveuglément, simplement parce que c’est ainsi que la société nous dicte de penser, ou de ne pas penser, et d’agir, ou de ne pas agir. En effet, tout ce qui fait du mal aux autres, que ce soit psychologiquement ou physiquement, nous affecte également en raison de la douleur morale que nous ressentons en tant qu’êtres humains. Il s’agit d’une douleur morale que nous essayons d’atténuer, qui parfois ne se manifeste même pas, comme c’est le cas chez l’auteur des atrocités que nous constatons quotidiennement à Gaza et au sud du Liban, où les enfants sont déchirés par les éclats de missiles et où le monde entier ne sait pas comment réagir. Tout ce qui cause du mal à un enfant ou à tout autre être humain devrait déclencher en nous une douleur morale, nous incitant à nous identifier à la victime et à ses proches, afin de condamner l’agresseur et de le repousser en nous. C’est un mécanisme qui a longtemps contribué à la préservation de notre espèce. Cependant, il est crucial d’analyser cette moralité, la douleur morale qu’elle peut engendrer ainsi que l’abolition de cette douleur morale afin de mieux comprendre pourquoi des actes de meurtres de masse se produisent, suscitant peu ou pas de douleur morale chez leurs auteurs ou chez un bon nombre de

témoins !

Émile Durkheim explore la morale dans le contexte de la sociologie. Pour lui, la morale est basée sur des normes sociales qui régissent le comportement des individus dans la société. Ces normes sont intériorisées par l’éducation et l’interaction sociale, permettant aux membres de la société de réagir de manière similaire face à une même situation, unifiant ainsi la société contre les menaces. Ces valeurs morales servent de lignes conductrices permettant aux individus de ne pas agir, à l’intérieur ou à l’extérieur de leur société, d’une façon qui pourrait exposer cette société au danger de l’« anomie » ou de l’attaque de la part de sociétés environnantes. Par contre, cette moralité peut encourager des valeurs telles que l’altruisme et l’héroïsme, incitant l’individu à sacrifier ses besoins pour le bien du groupe. À noter que le cadre moral dans lequel se définissent ces valeurs n’est pas statique mais relativement dynamique, influencé par divers facteurs tels que les médias, les découvertes scientifiques et les menaces géopolitiques.

La douleur morale, inhérente à ce dynamisme moral, rappelle aux individus qu’ils transgressent les limites établies par la société en matière de consensus moral. Cette douleur peut résulter de situations diverses telles que la perte d’un proche, la culpabilité liée à des actions passées, la trahison, le meurtre, l’inceste ou l’injustice. Elle engendre des émotions complexes telles que la tristesse, le remords, la honte, la colère ou l’anxiété. En participant à la création d’armes destructrices, en s’impliquant dans un génocide, ou même en acceptant passivement la violence contre des civils et des enfants, chaque habitant de cette planète devrait éprouver une douleur morale intenable. Cette douleur est supposée susciter chez chacun une question fondamentale : que fais-je pour protéger cet autre qui, sans mon engagement, pourrait un jour devenir moi-même ?

Paradoxalement, la douleur morale, telle une arme à double tranchant, peut pousser à participer et à justifier des actes inhumains pour pallier notre fragilité intrinsèque. En santé mentale, on comprend de plus en plus qu’elle est une cause majeure poussant les âmes endolories vers l’autodestruction. Fuir cette douleur, individuellement ou collectivement, semble être une nécessité instinctive. Cependant, dans l’histoire de l’humanité, le besoin d’éradiquer l’autre pour étouffer notre propre douleur morale s’est profondément systématisé. C’est ainsi que le concept de vengeance est né pour apaiser la douleur morale résultant d’une perte ou d’un outrage. Ironiquement, l’acte de destruction dans le cadre d’une vengeance engendre lui-même une douleur morale lancinante, à moins qu’il ne soit enveloppé dans la conscience collective imprégnée de principes moraux justifiant l’anéantissement de l’autre. Ainsi, dans les sociétés civilisées, on punit au nom du peuple, du groupe, de la société, du gouvernement, épargnant à l’individu la responsabilité de la punition, qui doit physiologiquement s’accompagner d’une douleur morale.

L’abolition de la douleur morale, qu’elle soit aléatoire ou programmée face aux atrocités commises par l’homme envers son semblable, suscite des réflexions complexes sur notre moralité et la douleur morale qui l’accompagne. Selon Emmanuel Kant, l’absence de douleur morale découle du manque de rationalité et de capacité à raisonner de manière autonome, agissant par devoir, indépendamment des conséquences, conformément à une loi morale universelle. Ainsi, les doctrines idéologiques justifient l’absence de douleur morale dans les actes alignés sur l’idéologie. Jean-Jacques Rousseau met l’accent sur l’éducation émotionnelle et morale dans le développement individuel, préconisant un équilibre émotionnel et moral résultant d’une éducation appropriée, favorisant l’empathie, la compassion et le respect envers autrui. Pour lui, l’absence de douleur morale résulte du manque d’éducation et de développement psychologique sain. Judith Butler explore la douleur morale dans le contexte des luttes sociales et de l’expression politique. Selon elle, la reconnaissance sociale et politique ainsi que la validation empathique de cette douleur morale peuvent l’atténuer. Cependant, l’empathie envers la souffrance morale et physique vécue par un peuple peut-elle justifier une vengeance juste parce qu’elle est moralement acceptée par les sociétés empathiques ?

La moralité, constituée de maximes dictées par la conscience collective d’une société, peut influencer le destin des individus et de l’humanité tout entière. Dans des conflits tels que ceux à Gaza et au sud du Liban, le recours à plusieurs normes morales contradictoires peut entraîner des conséquences tragiques. La déshumanisation de l’autre, justifiée par plusieurs interprétations morales, a des répercussions profondes. Dans ce contexte d’inconsistance des valeurs, Friedrich Nietzsche déclare : « Ce que les hommes nomment « vertu » est souvent une simple construction sociale, et ce qui est qualifié de « vice », « folie » ou « défaut » est souvent une tendance vers l’individualité et l’originalité. » De manière plus radicale, Jean-Paul Sartre expose cette réalité : « L’enfer, c’est les autres. » Entre Rousseau, Nietzsche et Sartre, l’origine du mal ne se localise pas aussi facilement qu’il semble. Il est crucial de comprendre comment notre cerveau réagit dans la vie collective pour se protéger de la douleur morale engendrée par le mal. Actuellement, des milliers de vies sont sacrifiées au nom de la défense personnelle et de la préservation de son peuple et de ses croyances religieuses, engendrant la même souffrance chez autrui. Dans les domaines de la médecine traditionnelle et arabe, l’utilisation de la douleur physique dans le traitement de celle-ci est connue, illustrée par le principe fondamental de

l’acupuncture et de la moxibustion. Ainsi, la douleur est traitée par la douleur elle-même. Nos stratégies pour gérer la douleur morale ne peuvent plus se baser sur le même principe en la projetant sur autrui. Il nous faut une approche différente, originale, que la pensée contemporaine, les idéologies et les principes moraux en vigueur vont considérer comme « folle », « vicieuse » ou « individuelle ». Cette approche repose sur l’acceptation et le pardon prônés par le christianisme, le bouddhisme et de nombreux leaders tels que Mahatma Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela, mais qui trouvent du mal à infiltrer le cadre moral rigide de certaines autres idéologies. Pour assouplir ce cadre moral rigide, il suffit de le remettre en question, de se mettre en question. La solution réside dans la sensibilisation de chacun, à travers l’éducation, sur les erreurs cognitives provoquées par son propre cerveau l’empêchant d’accepter et de pardonner. Jean-Jacques Rousseau aurait pu transformer sa perception à la lumière de la globalisation, du développement scientifique et des atrocités de la guerre actuelle en disant : « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur n’est autre que les erreurs cognitives de ton propre cerveau. » Ainsi, nous devons apprendre que tuer l’autre ne résout pas nos difficultés et ne soulage pas notre douleur morale. Nous devons comprendre que cet autre, vivant aujourd’hui ou dans le futur, n’est autre que nous-même, mais dans un contexte spatiotemporel différent !

Rami BOU KHALIL, MD, PhD

Chef de service de psychiatrie

à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé

à la faculté de médecine

de l’Université Saint-Joseph

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« Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même », affirmait Jean-Jacques Rousseau en essayant de localiser l’origine du mal. Plus de trois siècles plus tard, avec l’émergence de la psychologie cognitive et des neurosciences, ce message doit être révisé. Notre cerveau intègre des moralités toutes faites et les applique aveuglément,...
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