Vers la fin des années quatre-vingt, mon père, qui lisait les quotidiens de manière assidue, s’installa une après-midi pour lire son journal. Il avait été occupé toute la matinée, se cala donc enfin confortablement après le repas dans son fauteuil et alla directement vers les pages intérieures, dans une vilaine manie qui consiste à interroger son journal sur les nécrologies, mais aussi sur les mariages et sur les baptêmes. Puis il revint progressivement vers les pages des nouvelles locales et les parcourut distraitement. Il n’y avait là que les informations routinières. Il feuilleta encore sans rien remarquer d’anormal, jusqu’à ce que finalement, me raconta-t-il, une annonce bizarre attira son attention, concernant une affaire ancienne. Il eut un doute, revint à la première page pour chercher la date du journal qu’il avait entre les mains et c’est à ce moment qu’il vit le gros titre qui annonçait le décès de l’ex-président Camille Chamoun, un décès qui s’était produit deux ans auparavant. Il comprit assez vite qu’il avait mis la main sur un vieux journal qu’il avait lui-même deux ans plus tôt laissé de côté parce qu’un article lui avait plu. C’est ma mère qui l’en avait ressorti avec d’autres vieilles archives inutiles comme il y en a dans toutes les maisons, et qui se préparait à le jeter.
Cette histoire à la manière d’Achille Talon me revient sans cesse devant l’actualité du Liban et du monde lorsqu’aucune calamité, aucun désastre, aucune guerre n’est à déplorer et que les journaux ou les télévisions sont contraints d’informer quand même, de faire leur travail et donc de traiter de problèmes souvent routiniers qui donnent l’impression que tout est indéfiniment semblable à lui-même et répétitif. Et elle m’est évidemment revenue lorsque j’ai dû réfléchir à la question de la présidentielle libanaise afin d’écrire cet article. Parce qu'à la vérité, cette affaire de présidentielle, toute grave et capitale qu’elle soit, est devenue si répétitive, si pareille à elle-même de jour en jour, de semaine en semaine et de mois en mois qu’on peut se demander chaque matin, en en découvrant les derniers éléments, s’il ne s’agit pas là d’informations anciennes, déjà révolues, et si, en définitive, on ne s’est pas trompé de dates en les lisant ou en les entendant. Or pas du tout. De semaine en semaine et de mois en mois, c’est sans fin la même rengaine, les mêmes mots rancis et devenus d’une fadeur extrême : visite de Le Drian, initiative qatarie, troisième voie, blocage, visite de Le Drian, initiative de Berry, plan qatari, blocage, troisième voie, visite, initiative, troisième voie, plan, blocage.
Pourtant, il s’agit tout de même d’une élection présidentielle. Bien entendu, nous avons déjà vécu le même syndrome de vide, de cercle vicieux, d’impuissance et d’ennui plus d’une fois dans les dix ou quinze années précédentes, avec le même ronron réitératif au niveau de l’information, et au terme de quoi on reprenait le même président, comme s’il s’agissait d’un délégué de classe, ou on en élisait un autre, indifféremment, généralement un militaire, pour en finir. Et tout cela à chaque fois après les interventions et les médiations de l’étranger, comme lorsque des enfants n’arrivent pas à s’entendre et qu’un adulte est enfin obligé d’intervenir sans quoi ces enfants vont casser leur joujou. Sauf qu’ici, le joujou n’est rien d’autre qu’un pays, sa population, son avenir et son destin. Et on se prendrait évidemment à se laisser aller à la nostalgie d’un temps ancien où l’élection d’un président était l’objet d’un vrai débat intérieur et d’un choix incertain et donc réel, et dont le dernier exemple fut l’élection in extremis du président Sleiman Frangié, sous le règne de qui, néanmoins, le pays débuta son inexorable déclin.
Mais la nostalgie est inutile dans un pays dont seul le lointain passé semble encore envoyer quelques chaudes lumières pour éclairer et rendre viables un présent sinistre et un avenir encore plus sombre. La situation n’est plus la même aujourd’hui. Essentiellement parce que le président de la République n’a plus le même rôle qu’au temps de la défunte première République, voire même n’a plus de rôle du tout, à tel point qu’il arrive souvent dans les discussions politiques, dans les salons ou dans les colloques de trottoirs, d’entendre les gens se demander si cela est bien utile, un président, puisque le pays fonctionne bien sans lui. On le dit aussi du gouvernement, et de l’État tout entier, dont l’effondrement n’a pas empêché les choses de continuer à fonctionner, bon an mal an, à la grande satisfaction des tenants de l’hyperlibéralisme et des partisans du désengagement général de l’État dans les affaires des citoyens – le Liban apparaissant pour certains comme un vrai modèle d’autogestion privée des services et des besoins des citoyens.
De quoi le Liban est-il le nom dans l’esprit de chacun ?
Une fois la nostalgie mise de côté, et une fois surmonté l’immense ennui causé par la répétitivité ridicule du même scénario concernant cette échéance présidentielle, que reste-t-il au simple citoyen face au spectacle d’une classe politique si profondément incompétente et insoucieuse du bien public ? Certains diront qu’elle n’est nullement insoucieuse, au contraire, et qu’elle a conscience que l’élection d’un président est aujourd’hui liée symboliquement à l’avenir du pays et au changement de son image. Encore un président comme les précédents, et c’en sera fini du Liban que nous avons connu. Le scénario serait donc simple : nous sommes face à une impasse liée au devenir et à la représentation que chacun a du Liban. Nous serions donc une fois de plus confrontés à cette question existentielle : quel Liban voulons-nous, de quoi le Liban est-il le nom dans l’esprit de chacun ? Force est de constater en effet que ce n’est jamais la même chose. Si nous parlons tous d’un même pays, si nous prononçons tous son nom, nous ne mettons pas la même chose sous ce nom. Mais aujourd’hui, est-il pertinent de considérer que la question se pose de manière crue, immédiate, à travers l’élection présidentielle ? Autrement dit, est-ce que par-delà la personne du futur élu, s’il y en a, cette élection porte-t-elle symboliquement sur un choix de représentation, d’image, d’identité du Liban ? Serions-nous donc vraiment dans une impasse totale, parce que les deux grandes et inconciliables représentations de ce pays dans l’imaginaire de ses habitants sont au cœur du débat sur la personne d’un président ? Cela est très possible. Mais ce qui est surtout à craindre, c’est qu’à n’importe quel moment, d’un seul coup, l’un ou l’autre des nombreux politiciens ou chefs de clan, quel que soit son bord actuel, qu’il soit souverainiste, moumana’iste, député gris ou brebis noire, ne se livre à quelque troc, n’obtienne des cadeaux à l’avance, des postes et des fonctions pour sa cour et ses affidés, et en échange n’entraîne avec lui son groupe et ses amis dans un vote imprévisible et pernicieux (et c’est sans doute ce qu’espèrent pouvoir obtenir les nombreux émissaires étrangers, pour en finir avec les enfants que nous sommes), faisant pencher la balance de manière inattendue pour un candidat, réglant subitement la crise et prouvant du même coup que tout cela, cette longue et grave affaire présidentielle, n’était en fait que pure et simple question de tractations politiciennes et de quêtes de gains individuels, sur le dos une fois de plus d’une population exsangue et réellement soucieuse de son avenir et de celui de ses enfants. Ce genre de scénario, on l’a vu souvent et il légitime le fait qu’à côté de l’ennui puis de la nostalgie, il y ait une autre attitude possible à l’égard de cette comédie présidentielle, comme à l’égard de toute la comédie de la gouvernance de ce pays depuis trente-trois ans : la colère et la détestation.
commentaires (4)
...""C’est ma mère qui l’en avait ressorti avec d’autres vieilles archives inutiles comme il y en a dans toutes les maisons, et qui se préparait à le jeter"". Des archives inutiles ! Des archives à jeter faute de filiation, ça je comprends, mais les archives c'est la mémoire...
Nabil
17 h 44, le 31 janvier 2024