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Nos Lecteurs ont la Parole

Et puis, un jour...

Et puis, un jour...

Photo Marc Fayad

Et comme j’écris, l’aube, tel un poète, luit ; le Soleil étire ses écailles dans l’azur indécis. J’observe à travers la fenêtre obscure de ma chambre asphyxiée de la chaleur une fresque de couleur rose et la naissance d’une nouvelle vie. Une musique provenant de l’extérieur ébranle mon cœur encore rapiécé par un gémissement tout à fait étonnant. Par ce bruit frémissant, la nostalgie, cette silhouette aux armes tendues et aux rides arquées, me ramène vers les débris esseulés d’hier, dans l’odyssée de mon enfance. Sans vocation de faire quoi que ce soit aujourd’hui, puisque l’insomnie me donne un tête-à-tête avec le fil de ma vie, je m’engage ainsi dans le rêve mort de ma jeunesse. Je hume la consolation du souvenir ; je me sens nostalgique autant qu’Ulysse l’était, une nostalgie égale et peut-être supérieure à la nostalgie que celui-ci éprouvait, une nostalgie abyssale vers laquelle tend toute notre âme.

Est-ce que je peux partir loin d’ici, loin de cette réalité qui n’est pas si mélodieuse, encore moins supportable, et vivre dans un poème de mon enfance désormais enfouie dans l’étoffe du temps ? Arrêter le temps sépulcral et revivre mon enfance déboussolée? Retrouver le temps… perdu ? Est-ce qu’un jour je reviendrai vers les méandres de mon enfance comme Ulysse est revenu à Ithaque ? Ou bien le cadeau de mon enfance m’a été bien ôté à jamais ? Ce désir de retour est-il inassouvi à l’avance, est-il fatal ? Telles sont les questions (dont les réponses sont évidentes et limpides par nature) qui floutent le regard que je dépose sur ce monde qui m’écœure de toutes ses forces.

Je voudrais, bien que cela ne soit pas possible, demain à l’aube, me réveiller à la voix douce de ma mère : « Il est 6h30, l’autocar arrive dans 15 minutes. » Je voudrais prendre mon petit déjeuner (man’ouché bi jebné) de la boulangerie située juste à côté de l’école et rentrer à l’école pour voir ces amis, qui font désormais partie du passé, rassemblés dans ce petit coin qui était réservé à notre promotion et qui était surplombé par un arbre âgé de plusieurs années, voir ces visages renfrognés par le manque de sommeil et par la surcharge de ces devoirs impitoyables, témoigner ces lamentations desséchées que nos professeurs du lycée ne cessaient de nourrir.

Je voudrais revenir à ce passé-éden où mes soucis se résumaient à l’étude de quelques textes qui, je le réalise maintenant, sont beaucoup plus intéressants qu’ils paraissaient à l’époque, aujourd’hui que les années du lycée sont arrivées à leur bout.

Je voudrais revenir à ces temps où j’écoutais minutieusement le dialecte de mon professeur préféré qui, bien que je n’aie plus de ses nouvelles, de ce qu’il est devenu, et sans qu’il le sache, a inauguré en moi cette passion que j’ai développée pour la littérature et les mots.

Je voudrais revivre ces moments cocasses où mes professeurs me disaient que pour moi, il ne semble pas y avoir un avenir.

Je voudrais rejouer à cache-cache dans ces collines baignées de soleil au chant des oiseaux survolant mon village fortuné, sentir la brûlure de ces cicatrices vermeilles à mon cou nu et de ces plaies qui se lamentaient sur mes jambes suite aux jeux qu’on lançait dans les champs de blé. Je voudrais passer une journée avec ma famille attablée sous le Soleil qui dardait ses rayons ardents sur nos visages pâles.

Je voudrais, à l’abri des montagnes, poursuivre – quel bonheur raffiné – ces papillons errants et déguster – quelle joie ineffable – le pulpe de fruits frais à travers les buissons verdâtres.

Je voudrais bien prendre une cuillerée de Nutella (sans gagner aucun kilo), et cueillir des fleurs écloses et en faire un bouquet que ma propre main trierait pour l’offrir à ma tante, pour qui les fleurs composaient un élan de poésie et de chant lyrique.

Je voudrais aborder des dilemmes sur le choix sérieux du goût de ma glace qui, d’ailleurs, fondait consumée par la chaleur étourdissante du Soleil – chocolat, fraise ou vanille.

Je voudrais vagabonder en cercle autour de ma mère qui prépare le repas et qui allume le rond de la poêle à frire, la taquiner avec mes propos scrupuleux, à travers cette ululation d’hiboux que je dégageais pour l’agacer.

Je voudrais écouter les facéties et les histoires de ruse interminables de l’enfance de mon grand-père en étant allongés, moi et mes cousins, sur le sol, somnolents, en regardant les yeux de mon grand-père qui berçait ses souvenirs délicats hérissés d’insanité et de délires.

Je voudrais, au bout du crépuscule précoce, contempler ces petites boules de gaz soufflées dans le ciel comme un portrait de Van Gogh, ces astres que je croyais pouvoir toucher, même épouser, juste en levant le bras vers le ciel ; observer du balcon le repos des maisons perchées sur les vallées, ces maisons dont les fenêtres étaient éclairées d’une chandelle ; par-delà les toits, apercevoir – une observation qui n’a rien d’original – la silhouette d’une femme dont l’histoire m’est inconnue (je savais que je faisais partie de cette histoire, car je créais l’itinéraire de sa vie, et « quelquefois, je me la raconte à moi-même en pleurant », comme le disait Baudelaire) et qui m’apparaissait à travers les nues translucides de notre soirée « solennelle » et propice, une soirée digne de ces adjectifs, une soirée où l’on dansait et frétillait sous la lumière des étoiles.

Et puis, un jour, tu te réveilles, tes paupières encore scellées par le sommeil, sur le son d’un silence amical dans cette maison où tes pas font désormais un bruit sourd et triste, dans cette maison où, autrefois, rien ne mourait et qui a été témoin de ton premier amour, de ta première rupture aussi, de tes premiers mots, de ton admission à l’université à laquelle tu ne pensais y accéder qu’en rêve. Une maison où vivait la vie, était la vie, créait la vie, souffrait la vie, rêvait la vie. Cette maison qui accueillait des reproches de-ci, de-là parce que, sous le ciel que creusent ce Soleil paisible et cette Lune d’idylle, elle était cet arbre défeuillé qui tremblait par le chaos de son esprit, comme par une explosion dans les ténèbres.

Tu te réveilleras et ta mère ne sera plus là dans la cuisine à préparer des crêpes sucrées et citronnées pour le petit déjeuner et à tresser tes cheveux ondulés suite à des heures où tu nageais à bout de souffle dans l’écume des vagues, ton père ne sera plus là pour te donner le petit baiser de la matinée ou pour te donner un coup de main dans ton devoir d’histoire-géo, ou même pour remettre à sa place le robinet que tu as dévié, par des moyens que tu ignores.

Tout ce qui restera, c’est ta chambre, cette réalité solide et éternelle, leur chambre qui constituait la forêt de tes jeux d’enfance où tu sautillais sur leur lit dépenaillé, la poussière de vos souvenirs embarqués, les débris de vos vécus à une volupté indicible, l’armoire où tu partageais avec ta sœur vos fringues, vos robes de princesse.

Il ne restera que ces photos désuètes au bout de ton lit abandonné, ces photos provenant d’un passé si lointain, mais qui, pour autant, te ramène à ces jours où tu restais collé au flanc du jupon de ta mère, où l’élan de la tristesse t’étais inconnu comme la Lune blanche, et ces canapés caduques où se rassemblait autrefois toute la famille devant la télé, une famille qui composait des rires discordants transformés en une harmonie vigoureuse qui crie la joie de la « familia ».

Il ne restera que ces manuscrits inédits, délaissés et recroquevillés de ton père sur son bureau bleu où figure une mappemonde, que ces tee-shirts qui portent le parfum de vigne de ton enfance.

Tout ce qui restera, c’est ce mal pour des jours perdus que tu ne vivras plus jamais, c’est l’écho du rire puéril de ton père qui berçait des mensonges cocasses, ces joies enivrantes qui furent tiennes. Oui, des photos, des photos qui te ramènent à ces moments où vous chantiez Feyrouz à tue-tête.

Il ne restera que ce bric-à-brac de ton grand-père, cette quantité lamentable de paperasse, ce fatras de vieux papiers et de livres poussiéreux partout dans la maison. Ses écrits et ses dessins laissés pour compte.

Il ne restera que la batterie de ta grand-mère, à l’aide de laquelle elle te préparait « foul et hommos » le dimanche matin, et la cuisine où elle faisait la bouffe.

Et puis un jour arrive, où, comme les lueurs rose-orange agonisées à l’horizon, ton enfance fanée fera désormais partie du passé. Un jour arrive où les délicieuses journées de ton enfance dépérie céderont leur place à des journées saturniennes, des journées de splendeurs achevées deviendront des journées encombrées de spleen.

Et puis, en un clin d’œil, tu te trouveras en train de choisir la formation féconde que tu dois poursuivre pour le reste de ta vie épouvantable, ta maison se videra sous le ciel des solitudes, et tu commenceras à voir le passage du temps apparaître sur tes rides et sur ton visage maussade et sénile ; tu seras fatigué du labeur continu de ta journée, perdu dans l’azur morne, tes pensées qui avaient les couleurs indécises du crépuscule prendront la couleur d’une nuit sans candélabres. Ces jours où ta seule besogne était de choisir le goût de ta glace sont arrivés à leur fin achevée cette fois-ci. Et puis un jour arrive, et tu te trouves en route vers une terre inconnue pour construire un futur que ton pays ne t’a pas promis, laissant derrière toi toutes ces mystérieuses ivresses et ces souvenirs que tu ne retrouveras plus jamais que dans un poème griffonné, que dans un rêve passager et frêle.

Apprécie donc ce que tu as avant que ça ne soit trop tard… avant que notre pire ennemi, le temps, nous saisisse et emporte avec lui tout ce qu’il frôle et effleure par son passage sinusoïdal.

Car si je te dis qu’un jour – d’hiver, de printemps ou d’été –, tu seras, même si tu es un peu loin de cette réalisation, nostalgique pour aujourd’hui aussi ?


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Et comme j’écris, l’aube, tel un poète, luit ; le Soleil étire ses écailles dans l’azur indécis. J’observe à travers la fenêtre obscure de ma chambre asphyxiée de la chaleur une fresque de couleur rose et la naissance d’une nouvelle vie. Une musique provenant de l’extérieur ébranle mon cœur encore rapiécé par un gémissement tout à fait étonnant. Par ce bruit...
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