
Bagdad : redécouvrir Madinat al-Salam, avec « Assassin’s Creed Mirage ». Photo DR
Regarder le monde depuis l’intérieur d’un artichaut, d’un grain de sel ou d’une graine de pin ? Telles sont les expériences sensibles proposées par l’artiste libanaise Hala Schoukair dans le cadre de l’exposition « Arabofuturs », qui rassemble les œuvres futuristes de dix-huit artistes arabes, dans une lumière tout à tour sombre, fluorescente ou tamisée . Les œuvres sont disposées en îlots et font dialoguer des univers de fiction spéculative. Ces visions dystopiques interrogent les perspectives d’une réalité marquée par l’écologie, les migrations, la question du genre, de la décolonisation… Hala Schoukair s’intéresse au langage pictural organique, en composant des mondes végétaux, neuronaux, aquatiques et une nouvelle cosmogonie.
Les grands tableaux monochromes se déclinent en de multiples nuances, qui reflètent la complexité graphique de l’infiniment petit. Les sinuosités formelles et chromatiques sont déroutantes de poésie et invitent à une posture humaine humble et contemplative. En observant la nature, Souraya Haddad Credoz imagine des céramiques aux silhouettes hybrides, aux couleurs, dont la morphologie plastique donne l’illusion de se modeler à l’infini. Ces créatures semblent interagir au sein d’un microcosme dont est exclu le visiteur, d’où une sensation d’étrangeté dans cette nouvelle façon d’habiter la terre. Parmi les artistes exposés, Ayman Zedani, Gaby Sahhar, Hicham Berrada, ou encore Sara Sadik.
L’affiche de l’exposition « Arabofuturs, science-fiction et nouveaux imaginaires » est une photographie de Skyseeef tirée de sa série « Culture is the Waves of the Future », 2022-2024. © Skyseeef
L’éblouissement d'un peintre
Quelques mètres plus loin, un univers orientaliste aux couleurs ocres et luxuriantes, aux nuits majestueuses et étoilées. L’exposition « Étienne Dinet, Passions algériennes », dont le commissariat a été assuré par Mario Choueiry, raconte l’éblouissement d’un peintre. Es Soujoud ou la prosternation, prière au lever du jour dépeint des hommes à genoux, sur une terre cuivrée, tout près d’une ville aux courbes blanches, encore endormie. Dans Au Bord de l’oued, c’est une odalisque au regard vif qui habite un paysage d’eau et de lumière. Avec Le Tombeau des califes, Étienne Dinet évoque le souvenir qu’il a gardé des tombeaux des califes lors d’un voyage au Caire. Une voûte céleste bleu roi, un croissant de lune, des coupoles majestueuses en enfilade et quelques figures humaines, à peine visibles, ici aussi ramenées à leur juste place. Converti à l’islam, Dinet a souhaité se faire enterrer en Algérie, à qui il a consacré sa création picturale avec brio.
Étienne Dinet (1861-1929), « Esclave d’amour et Lumière des yeux » : Abd-el-Gheram et Nouriel-Aïn (légende arabe) (détail). 1900, huile sur toile, H. 56,5 ; L. 49,5 cm. Paris, musée d’Orsay. RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Le jeu vidéo, une autre façon de faire de l’histoire
Quelques étages plus haut, le visiteur traverse Bab el Cham, entre dans Bagdad et déambule entre le palais du vizir, sur les berges du Tibre, et Beyt el Hikmat, la fameuse Maison de la sagesse. « Bagdad : redécouvrir Madinat al-Salam » est une exposition organisée en partenariat avec Ubisoft et l’équipe qui a conçu le jeu Assassin’s Creed Mirage. « À l’origine, les concepteurs du jeu nous avaient contactés pour voir dans nos collections quels objets pouvaient être inspirants pour la création de l’environnement de leur dernier opus, qui se passe dans le Bagdad abbasside du IXe siècle. Le jeu comporte un codex, avec des éléments patrimoniaux, pour que les gamers approfondissent leur connaissances », explique Éric Delpont, directeur du musée de l’IMA. Les premières images dépeignent quelques lieux emblématiques de la ville, en explicitant le passage du croquis au concept art, qui tend à être au plus près de la réalité historique.
« La ville ayant été complètement rasée en 1258 par les Mongols, on a très peu de vestiges archéologiques, les portraits de cette ville prospère et cosmopolite dont nous disposons sont ceux d’historiens ou de voyageurs, comme Ibn Jubair, ou al-Jahiz », ajoute Éric Delpont. Haut lieu de traduction, d’enseignement et de recherche, Beyt el-hikmat, créé sous le califat de Haroun al-Rachid, est largement mis en valeur dans le jeu et dans l’exposition. « Cette maison compilait des manuscrits grecs, mais persans, sanskrits, et leurs traductions ont jeté les bases de la science, en astronomie, philosophie, lexicographie… » surenchérit le directeur. Le développement des papeteries dans l’empire abbasside, dont la fabrication avait été révélée par des prisonniers chinois après la bataille de Talas, a favorisé une large diffusion du savoir.
Les décors imaginés par les équipes d « Assassin’s Creed Mirage », le dernier-né de la série de jeux vidéo d'Ubisoft, donnent à voir la splendeur d'une ville-monde en plein âge d'or. Photo DR
Après les lieux, ce sont les personnages historiques impliqués dans le jeu qui sont présentés, dont l’écrivain al-Jahiz, mais aussi le calife al-Moutawakkil ou les frères Banu Mussa. Des objets du musée et de la bibliothèque de l’IMA incarnent la réalité de ces personnages, pièces de monnaie, brûle-parfums, figurines… « On présente notamment la coupe rubis, une pièce en céramique avec un décor particulier mis au point par les potiers abbassides : le décor de lustre à reflet métallique. La couleur rouge est très difficile à obtenir en céramique. Les gourdes de pèlerin en terre cuite avec un décor estampé sont mises en avant, elles sont, elles aussi, présentes dans l’univers du jeu », explique le spécialiste, qui reconnaît avoir apprécié de découvrir la narratologie des jeux vidéo, qui n’est pas linéaire mais en arborescence.
Le souk, le potier et la scénographe
L’exposition se termine par une mise en parallèle entre les métiers emblématiques du souk de Bagdad et ceux de la parution d’un jeu vidéo, notamment autour de la création, de l’animation, du design et de la programmation. « On trouve dans le jeu des scènes dans l’atelier des céramistes, dans le quartier des dinandiers, des potiers ou des briquetiers, sans oublier les métiers se rapportant à l’agriculture et au commerce. Cet effet miroir est accentué par un parallèle entre Bagdad et la ville où a été conçu le jeu, Bordeaux. Toutes deux sont traversées par un fleuve qui a exactement la même courbe », note le directeur du musée de l’IMA.
Si l’exposition n’a aucune optique publicitaire pour le jeu Mirage, elle semble avoir convaincu de nombreux visiteurs, intrigués par la réunion de deux mondes parallèles, celui de la recherche et du temps long, et celui des gamers, dans l’immédiateté de l’instant.
L’architecte libanais Maya Nassif, qui vient d’ouvrir à Paris son atelier Meem Noon, a travaillé la scénographie de l’exposition sur Bagdad. « J’étais responsable des trois cimaises principales de l’exposition. La première a été conçue comme un atelier d’architecte, avec des façades abbassides présentées sous forme de croquis et de dessins techniques. La deuxième est aménagée à l’aide d’arcades, avec des motifs et des arabesques de la madrasa de la ville. Enfin, pour les métiers, on a repris la cartographie des deux villes et on a mis en regard les métiers du passé et ceux du gaming », explique la scénographe, également chargée de production pour l’exposition Dinet. Cette fois, l’architecte a souhaité « clasher » le peintre dix-neuvièmiste avec des couleurs pop, contemporaines et « instagramables » ; l’idée étant de « rajeunir l’expo ». On pourrait s’attendre au pire, et on aurait tort, l’ensemble est pulpeux et vitaminé à souhait !