Un gouverneur de la banque centrale, ciblé par des enquêtes judiciaires dans au moins six juridictions différentes, reste – pour l’instant – en poste sans être inquiété. Il continue de gérer, à coup de circulaires et sans plan de sortie, les suites de l’une des pires crises économiques de l’histoire moderne. Une crise qu’il a contribué à créer, lui qui est à la tête de la plus haute institution financière du pays depuis près de trois décennies. La situation était déjà unique. Depuis mardi, elle est devenue rocambolesque, comme « un moussalsal de chez nous », souffle un internaute.
Mardi 16 mai 2023, quelques heures après une comparution qui n’a jamais eu lieu, la justice française émet un mandat d’arrêt international à l’encontre de Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban (BDL). La France est l’un des cinq pays européens à avoir ouvert une instruction contre l’homme, et son entourage, pour des charges allant de l’enrichissement illicite au détournement de fonds en passant par l’évasion fiscale. Après avoir procédé à au moins deux mises en examen, la juge d’instruction de Paris, Aude Buresi, a confirmé son intention d’envoyer un signal fort en direction des autorités libanaises. Un mini-séisme à l’échelle du pays, et au-delà, alors que la décision française pourrait compliquer les déplacements de M. Salamé à l’étranger.
Pour l’heure, l’affaire est suspendue à plusieurs inconnues. Riad Salamé peut encore réagir – il a annoncé son intention de faire appel. S’il est probable que la décision de la juge française soit suivie d’une notice rouge émise par Interpol, il est difficile d’anticiper la réaction des autorités libanaises qui, traditionnellement, refusent d’extrader des nationaux. Le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, a affirmé mardi que le gouverneur ne pourra pas être arrêté ni poursuivi au Liban, en l’absence d’un mandat d’arrêt diffusé par Interpol. L’émission de ce dernier entraînera-t-elle automatiquement une coopération de la part des autorités libanaises ? Pour l’instant, il est impossible de répondre à cette question.
Malgré ces zones d’ombres, la situation reste inédite. En s’attaquant à un haut responsable libanais, la juge entrouvre la porte de la justice. « Symboliquement, il s’agit d’une étape importante qui montre à quel point les faits sont graves aux yeux de la justice française », note Chanez Mensous, responsable plaidoyer et contentieux au sein de l’ONG française Sherpa, à l’initiative d’une plainte en France et au Luxembourg contre le gouverneur de la BDL.
Carlos Ghosn
Une étape importante, mais pas entièrement inédite. Plusieurs mandats d’arrêt avaient déjà été émis à l’encontre de personnalités libanaises de premier plan. Suite à une demande du Tribunal spécial pour le Liban, chargé d’enquêter sur l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, Interpol émet en 2011 un mandat d’arrêt international à l’encontre de quatre suspects, Moustafa Badreddine, Salim Ayyash, Assad Sabra et Hussein Anaissi. Tous sont membres du Hezbollah et aucun ne sera arrêté par la justice locale. En mai 2022, le Liban reçoit une notice rouge d’Interpol, sur la base du mandat d’arrêt international émis par la justice française à l’encontre de Carlos Ghosn, ancien patron de Renault-Nissan réfugié au Liban depuis décembre 2019.
À chaque fois, la justice libanaise n’a pas coopéré. En refusant d’extrader ses citoyens, elle a permis aux personnes recherchées d’échapper aux poursuites. « Malheureusement, le pays adopte de plus en plus un système d’impunité où personne n’a de comptes à rendre – cela s’applique à toutes sortes de crimes graves, à commencer par la double explosion au port de Beyrouth où l’ancien ministre Youssef Fenianos et l’actuel député Ali Hassan Khalil continuent de jouir de leur liberté malgré les mandats d’arrêt émis contre eux », déplore Nizar Saghiyé, avocat, directeur de l’ONG Legal Agenda. Plusieurs personnalités politiques ont été mises en cause dans l’explosion ayant coûté la vie à plus de 220 personnes le 4 août 2020, mais la procédure reste bloquée à ce stade en raison des nombreux recours déposés par des hauts responsables poursuivis dans le cadre de l’enquête.
Dans le cas de l’affaire Salamé, le suspect sera-t-il autorisé à rester en poste jusqu’à la fin de son mandat, en juillet prochain ? Deux facteurs permettent d’appréhender la réaction des autorités. Le premier est que l’affaire a lieu dans un cadre juridique plus restreint, celui de la convention des Nations unies contre la corruption, à laquelle la France et le Liban sont parties. Ce dernier est théoriquement contraint d’appliquer le mandat d’arrêt, s’il devait être international, même s’il s’agit « de mécanismes dont l’application est assez souple, qui peut résister à une volonté politique contraire », précise Chanez Mensous.
Le second facteur à prendre en compte est qu’aucune notice rouge n’a, pour l’heure, été diffusée par Interpol. Si elle décidait de le faire, l’organisation internationale pourrait alors contraindre le Liban à faire un choix : se conformer aux procédures de coopération internationale, et livrer le suspect après avoir procédé à son arrestation sur le sol libanais, ou bien se mettre en porte-à-faux avec les autorités judiciaires françaises. Jusque-là, « les deux systèmes judiciaires ont très bien collaboré », observe Chanez Mensous. Mais s’il le souhaite, le Liban a la possibilité de refuser la demande. « On touche au cœur de la souveraineté d’un État, à savoir la contrainte corporelle à l’encontre d’une personne en vertu d’une décision judiciaire étrangère… même si le droit international prévoit un tel mécanisme, il existe de nombreux exemples où il n’est pas appliqué, surtout lorsqu’il s’agit de nationaux », poursuit cette dernière.
À long terme néanmoins, le pays pourrait être perdant s’il refusait de coopérer. « Si l’attention accordée à ces institutions est jugée insuffisante, cela pourrait affecter les relations politiques avec les pays concernés », avertit Nizar Saghiyé. En choisissant la non-coopération, le Liban confirmerait également son ambiguïté vis-à-vis de la justice internationale. Beyrouth, capitale de l’impunité ? Rien de nouveau, diront certains. « Le Liban est en train de devenir un pays où les puissants et les personnes influentes peuvent échapper à la loi », regrette Nizar Saghiyé.
Cette culture de l'impunité, aggravée par la fragilité croissante des institutions en temps de crise, s'est installée au cœur de la vie publique, jusqu'à imprégner l'ensemble du tissu social.
Pour l'extradition; il ne s'agit pas d'une décision politique puisque la loi ne le permet pas. Le Liban ne peut pas violer ses propres lois pour attirer la sympathie de tel ou de tel pays en coopérant, ça ne tient pas la route.
15 h 28, le 18 juillet 2023