Le droit fondamental à la liberté serait-il désormais en danger au Liban? Une décision inédite prise en septembre par le directeur général des Forces de sécurité intérieure (FSI), Imad Osman, et récemment révélée au grand public provoque de vifs remous dans les milieux de la justice et des organisations pour la défense des droits de l’homme. La note interne adressée aux unités de police par le patron des FSI leur donne en effet la prérogative de prolonger l'arrestation des prévenus, même en l’absence d’autorisations des procureurs généraux. Or, si les instructions de M. Osman concernent les seuls cas où les prévenus ont été appréhendés en flagrant délit de leurs crimes, il reste que la loi donne aux seuls parquets la compétence de maintenir en état d’arrestation toute personne interpellée. Dans un contexte où la défaillance de la justice favorise la possibilité pour les autorités sécuritaires d’outrepasser leurs pouvoirs, le cours de la justice en prend un sérieux coup.
Le tollé suscité dans les milieux judiciaires est à l’origine d’une réunion tenue hier en fin d’après-midi entre le patron des FSI et le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, à l’issue de laquelle M. Osman s’est expliqué sur sa démarche. Selon lui, elle est fondée sur le code de procédure pénale et le règlement des FSI, en vertu desquels, en cas d’infraction flagrante, l’officier de police judiciaire procède à l’arrestation du suspect et enquête sur le délit, sous l’autorité du procureur général.
« Aucune personne n’a été arrêtée sans instruction judiciaire », a-t-il martelé, déclarant que « l’objectif de la note était de pousser les agents des FSI à se rendre sur le lieu d’un crime dont l’auteur a été pris en flagrant délit et de joindre ensuite le parquet général ». Par ailleurs, M. Osman a assuré qu’il n’y a aucun différend avec Ghassan Oueidate au sujet de la note émise. Autorité de tutelle des FSI, le ministre de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, était également au courant de la note de Imad Osman, a affirmé sa chargée de communication, jointe par L’OLJ.
Inconstitutionnelle et illégale
Mais ce que le responsable sécuritaire a omis de préciser, c’est qu’il a conféré aux policiers des prérogatives spécifiques aux juges. Nizar Saghieh, directeur exécutif de Legal Agenda, remarque d’emblée que Imad Osman n’a pas abordé, dans sa déclaration prononcée hier, le contenu de la note interne, qui a pour titre les cas où « la police judiciaire ne parvient pas à joindre les parquets généraux, ou lorsque ceux-ci s’abstiennent de donner leurs instructions judiciaires ». « En l’absence d’autorisation judiciaire, le directeur des FSI octroie toutes les compétences du ministère public à la police judiciaire », s’insurge M. Saghieh. Et c’est là où le bât blesse. « Selon la note, la police peut dans ce cas de figure enquêter et procéder à des arrestations sans consulter le procureur », déplore-t-il, se demandant « comment est-il possible de vérifier qu’un agent de police a vraiment essayé d’entrer en contact avec un procureur ». « On ne peut incarcérer quelqu’un sous prétexte que le ministère public n’a pas répondu », martèle M. Saghieh, notant que « le droit à la liberté est un principe consacré par la Constitution ». « L’article 8 édicte que nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les dispositions de la loi. Autrement dit, priver de liberté un individu en dehors d’un texte légal est une violation de la loi », explicite-t-il. « Une simple note de service ne peut donc accorder à la police une compétence que la loi réserve à des magistrats », déduit-il, mettant en garde contre l’avènement d’un « État policier ». « Subroger le pouvoir sécuritaire au pouvoir judiciaire pour décider d’emprisonner un suspect rappelle tristement l’idée, sur un tout autre plan, de substituer un juge suppléant au juge d’instruction près la Cour de justice », fait-il observer d’une manière plus générale. Il fait référence à la proposition du ministre de la Justice, Henri Khoury, de désigner un magistrat en remplacement de Tarek Bitar pour des questions spécifiques dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth.
À la question de savoir si la note de M. Osman est susceptible d’un recours devant le Conseil d’État, un avocat répond par l’affirmative sous couvert d’anonymat, à condition que la haute juridiction la considère comme relevant de l’organisation du service public judiciaire et non de son fonctionnement. Un autre recours serait possible, à savoir une plainte portée devant le ministre de l’Intérieur, afin de faire annuler la note. Il est toutefois peu probable, estime l’avocat, que le ministre accepte de l’annuler, d’autant qu’il n’a pas exprimé d’objection jusque-là. Enfin, le patron des FSI peut faire l’objet d’une action pénale pour usurpation de pouvoir, mais là encore l’option est hypothétique, puisque une telle action nécessite que le ministre de l’Intérieur lève son immunité. Une autre possibilité est que M. Osman revienne sur sa décision.
« Il n’est pas vrai que les parquets sont injoignables »
Joint par L'OLJ pour savoir si la décision du responsable sécuritaire ne se justifierait pas par le fait que la grève des magistrats perdure depuis quatre mois et qu'elle pourrait favoriser le maintien de l'ordre public, un magistrat ayant requis l’anonymat affirme qu’il est inexact de dire que les parquets généraux sont injoignables durant le mouvement de grève en cours. Il assure que « les procureurs n’ont pas cessé de se pencher sur les questions urgentes, dont les arrestations font partie ». Par ailleurs, selon cette source, ce n’est pas un seul magistrat qui est compétent pour donner des instructions liées à un dossier déterminé. Dans chaque mohafazat, et en vertu du principe de l’unité du parquet, plusieurs avocats généraux remplissent cette fonction et peuvent donc être joints. Selon ce magistrat, la grève sert de « prétexte » au patron des FSI pour s’arroger le droit de donner aux unités de police « un supplément de prérogatives empiétant sur celles de la justice ». Or, affirme le juge interrogé, toute personne arrêtée doit bénéficier de la « garantie judiciaire ». « En étant privé de l’examen de son cas par un juge, une personne interpellée ne jouit pas de cette garantie, qui est un droit fondamental », se désole-t-il.
Achraf Rifi, député de Tripoli et ancien patron des FSI, affirme, lui aussi, que la mesure décrétée par M. Ibrahim est « illégale ». « Les forces sécuritaires n’ont pas la compétence de maintenir un prévenu pendant plus de 24 heures », déclare-t-il à L’OLJ. « Une arrestation de 24 heures est administrative. Toute décision de privation de liberté qui se prolonge au-delà de ce délai est judiciaire. Il appartient donc au seul juge de la prendre », martèle-t-il. M. Rifi reconnaît que la grève des magistrats constitue « un problème », mais il estime que « cela ne justifie pas l’adoption de décisions contraires à la loi ». « Nous tournons dans un cercle vicieux, duquel ne peut nous sortir que la remise sur pied de l’État », lâche-t-il.
Ni feu, ni poudre. Un simple arrangement de circonstance.
20 h 55, le 29 novembre 2022