Trente mille voix. Le total des suffrages exprimés en faveur de Citoyens et citoyennes dans un État (MMFD), aux législatives, s’est élevé à environ 1,5 % des votes à l’échelle nationale. Aucune des listes soutenues par le mouvement n’étant parvenue à arracher un seuil électoral, le parti sera absent du nouveau Parlement. Ce dernier comportera pourtant un nombre record de treize membres issus de la contestation, dont certains ont créé la surprise en parvenant à se qualifier là où les pronostics les donnaient perdants.
Vue de l’extérieur, la séquence ressemble à une humiliante défaite pour Charbel Nahas. Ancien ministre démissionnaire, figure médiatique connue des milieux de la contestation, et principale tête pensante du parti créé en 2016, le secrétaire général de MMFD avait vu grand en espérant rafler 10 à 15 % des suffrages. Depuis le soulèvement du 17 octobre 2019, il était parvenu à grossir les rangs de sa formation, jusqu’à ambitionner de prendre le leadership de la contestation avec une stratégie reposant sur un transfert pacifique du pouvoir. À l’approche des élections, il avait tenté un pari unique en présentant 56 candidats répartis à travers chacune des quinze circonscriptions. Objectif : soumettre son projet au vote populaire afin d’obtenir l’un des scores les plus élevés du pays. On en est loin.
L’un des seuls points positifs est le score exceptionnel de Jad Ghosn (plus de 8 000 voix préférentielles) dans le Metn (Mont-Liban II). L’ancien journaliste a rassemblé à lui seul près d’un tiers des voix du parti. Sa circonscription fait partie des rares où MMFD s’est allié avec des candidats extérieurs au parti, qui sont aussi celles qui obtiennent les scores les plus élevés. Sa liste Vers un État a ainsi réuni 12,4 % des suffrages (11 500 voix), passant à quelques dizaines de voix du seuil électoral dans une région considérée comme un fief des forces traditionnelles chrétiennes. Au Sud III également, où MMFD s’est présenté aux côtés d’autres forces de l’opposition, la liste Ensemble vers le changement a récolté plus de 30 000 voix, soit 13 % des suffrages exprimés.
Ailleurs, l’isolement de MMFD a été fatal. Dans la plupart des circonscriptions, notamment dans la capitale ou au Kesrouan/Jbeil (Mont-Liban I), le parti a aligné des listes uniques derrière le slogan « Adrin » (Capables), devenu la marque de fabrique de son discours autour du potentiel transformateur de la crise. MMFD y a mandaté le plus souvent des nouveaux venus inconnus du public qui ont eu en face d’eux des candidats ancrés localement, travaillant le terrain depuis parfois plusieurs années. Dans ces régions, les scores ont été très loin des attentes (3,2 % des suffrages à Beyrouth I ; 1,2 % à Beyrouth II ; 1,6 % au Mont-Liban I). L’opération a frôlé le ridicule à Baabda (Mont-Liban III), où 952 bulletins sont versés en faveur de MMFD, soit 1 % des voix de la circonscription. Même le chef du parti s’en est sorti péniblement, avec quelque 1 000 voix à Beyrouth I ; alors que candidat au Metn lors du scrutin législatif de 2018, il en avait raflé plus du double.
Remise en question ?
Malgré ce bilan, le parti persiste et signe. Le verdict des urnes est presque lu comme une forme de plébiscite en sa faveur. S’il reconnaît que le résultat n’est pas « à la hauteur des ambitions », il se félicite de chiffres « honorables et encourageants » afin de « poursuivre le processus en vue de la construction d’un État confiant dans sa légitimité civile », peut-on lire dans un communiqué.
La singularité de la stratégie envisagée par MMFD permet d’expliquer ces résultats, mais aussi la manière dont ils sont interprétés dans les cercles partisans. L’aventure électorale a débuté fin février, lorsque Charbel Nahas et ses pairs se sont lancés en campagne après plusieurs mois de tergiversations. Le parti prendra part au scrutin législatif – mais à sa manière. « Les élections ne sont qu’une étape », une sorte de « mise en scène théâtrale » afin de réintroduire une « dose de légitimité » au pouvoir sortant, martèle le polytechnicien. Son pari est alors de se réapproprier les lois du jeu électoral. De participer, mais pas dans l’objectif de conquérir des sièges au Parlement. Car il vise autre chose : une assise à l’échelle du pays sous la forme d’un score national afin, ultérieurement, de se présenter en chef de file de l’opposition.
Charbel Nahas envisage de rallier à son projet le plus largement possible – parfois en tentant de « convertir » des candidats d’autres partis. Mais arrondir les angles pour fédérer les rangs de la contestation lui est plus difficile. « Les concessions, pour quoi faire? » lance-t-il lors d’un entretien à L’OLJ en avril dernier. Dans les milieux de la contestation, on lui reproche d’avoir fait cavalier seul et d’être en partie responsable de l’éclatement des listes de la thaoura. À ses yeux, le compromis est inenvisageable afin de ne pas « perdre le cap ». Le cap, c’est « transformer les élections en un instrument de mesure du rapport de force » avec les différents chefs communautaires, déclarait-il à L’OLJ en mars dernier.
Au moment du bilan, la culture interne et la cohésion de groupe qui caractérisent le parti de Charbel Nahas pourraient permettre d’assurer la survie du mouvement, malgré la quasi-débâcle des urnes. Reste à savoir si certaines voix s’élèveront en interne afin d’interroger les choix stratégiques du leadership. Car derrière les discours de façade, une remise en question se profilerait en coulisses. Le score de Jad Ghosn et le phénomène médiatique qui l’entoure poussent ainsi certains sympathisants à appeler à un renouvellement, une restructuration ou un changement de leadership. Pour ces derniers, le trentenaire serait plus légitime, mais aussi plus à même de fédérer une jeunesse parfois en décalage avec le rigorisme de l’ancienne garde.
Le parti a échoué surtout à cause du manque de moyens en particulier financier. Ainsi à Beyrouth 1, on peine à voir un seul bureau qui distribue son programme. Ou de sensibiliser la population.
13 h 28, le 26 mai 2022