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Culture - Cinéma

Qu’est-ce qui peut faire tant trembler Dame Anastasie ?

Qu’est-ce qui peut faire tant trembler Dame Anastasie ?

Borhane Alaouié durant le tournage de « Khalass ». Photo d’archives L’OLJ

La salle Montaigne de l’Institut Français de Beyrouth vient de projeter, dans le cadre d’un événement consacré à l’œuvre de Borhane Alaouié, un film inconnu du réalisateur libanais disparu en septembre 2021, Lettre d’un temps de guerre, qui nous concerne éminemment. Celui-ci fut dès le départ interdit par la censure, puis perdu, enfin retrouvé après une longue recherche, c’est ce qu’a dit son auteur avant de mourir, laissant orphelin le « Nouveau Cinéma libanais ». La salle, qui a accueilli sur plusieurs jours des films du cinéaste et des rencontres autour de son œuvre à l’initiative de l’ONG culturelle Nadi Likol Nas, était remplie d’amateurs éclairés, de cinéastes et d’amis.

Une œuvre artistique précède souvent le malheur, et pousse à l’éviter sinon à le prévenir en aidant à en trouver les causes. Pourquoi empêcherait-on alors le public de voir un film, de le lire, de l’interpréter ? C’est probablement que, comme le disait le créateur des Cahiers du Cinéma, Jacques Doniol-Valcroze : « Toute censure est politique. »

Mais qu’est-ce qui a pu alarmer à l’époque de la sortie de ce film (1984), vite interdit d’audience, Dame Anastasie ? Sans doute d’abord le témoignage sincère, recueilli sur les lèvres d’un homme du Sud-Liban, qui avoue dans la plus grande innocence doublée de jubilation être père de non moins de quatorze enfants ; puis qu’il avait toujours été heureux au Sud-Liban où les travaux du labour suffisaient à nourrir sa très grande famille. Mais, deuxième sursaut d’Anastasie : il y avait eu les raids israéliens, qui contraignirent successivement les habitants du Sud à partir et monter vers Beyrouth, et, troisième raison d’alarme pour le censeur : « Grossissant les rangs d’Amal. »

À cela s’ajoutait l’irrésistible attraction de la ville. Mais la ville, c’est bien sûr ce qu’on nomme déjà la « banlieue sud », avec ses immeubles « modernistes », aux toutes petites fenêtres et chambres exiguës ! Arrivés là, les nouveaux émigrés ne s’apercevront de leur malheur que trop tard.

Le génie propre à Borhane Alaouié, c’est de se trouver le plus souvent servi par des rencontres heureuses, des témoignages privilégiés.

Pour mémoire

Borhane Alaouié, père du cinéma libanais moderne, n’est plus

On sort de cette projection après avoir reçu une dose intensive d’images belles ou horribles, et on ne se libérera des effets corrosifs du film que lorsque l’on aura tenu entre nos mains les fils d’une synthèse nécessaire. Celle-ci réside dans l’ouverture directe du film sur deux autres de notre cinéaste, tout aussi décisifs et magistraux : Assouan, le haut barrage (1991) et Il ne suffit pas que Dieu soit avec les pauvres (1978).

Le premier ouvre d’office sur la pensée prémonitoire de l’architecte égyptien Hassan Fathi (d’où la nécessité de l’avoir vu). Mais comment Alaouié parvient-il à s’y référer, comme le faisaient Balzac pour ses romans, Truffaut pour son cinéma ? Tout simplement en n’abandonnant pas les divers témoignages recueillis le long du film, à eux-mêmes, au hasard, mais en les liant en une gerbe – et ici l’acteur Rafic Ali Ahmad tient le rôle du « Penseur » –, par un panoramique balayant d’odieuses façades, puis pénétrant par une des fenêtres toutes semblables jusqu’à l’infini, à l’intérieur d’une cellule. On voyait souvent déjà de tels plans-séquences de la caméra balayant les façades des immeubles pourris, aux fenêtres innombrables, pareilles à de vraies cages à poules, et sur leurs toitures les milliers d’antennes s’entassant, signature d’une certaine « modernité ». Cela suffit pour nous transporter instantanément en esprit au Caire, et à y méditer sur pareille misère alliant surpeuplement et mirage de l’affreuse « modernité » fruit des techniques. L’architecte Hassan Fathi avait été prophète en son temps, en voyant venir avant d’autres le désastre écologique et humain qu’allait occasionner le haut barrage d’Assouan (encore un autre haut-le-cœur pour Anastasie!), du point de vue de la dégradation irréversible du limon d’Égypte, mais aussi du reflux d’une population nubienne déplacée, qu’il fallait reloger. Surtout, l’avant-gardiste Fathi avait montré ces immeubles « modernes » parfaitement dépourvus de ventilation réelle, fenêtres additionnées à des milliers d’autres, fourmillement d’antennes entassées sur les toits du Caire. Il avait d’abord parlé de la ventilation essentielle qui caractérisait l’architecture arabe, baies, arcades, vantaux prévus pour l’aération et le don de fraîcheur.

Ici, dans Lettre d’un temps de guerre, c’est un très vieil homme refusant de dormir dans sa cellule exiguë de la « banlieue » de Beyrouth, lui préférant un lit-sur-trottoir. Ce film essentiel du cinéaste en annonçait un autre, véritable chef-d’œuvre aussi, intitulé décisivement : Khalass (Ça suffit !).

Alaouié maîtrisait parfaitement la « caméra-stylo », puisqu’il avait un style personnel, même dans le cas où il lui fallait obligatoirement orchestrer l’horreur ; et une manière d’amener le sens, en étageant les plans superposés de ses films, comme il nous l’expliqua lors d’un fructueux entretien avec lui portant sur Khalass, son Pierrot le Fou. Il savait parfaitement manier l’instrument cinématographique du documentaire ; aussi ses documents et semblants de fiction le rapprochent-ils plus de Flaherty ou Jean Rouch, cinéastes-ethnologues dont il a la finesse, que de tout autre, y compris Chris Marker.

*Archéologue, philologue, écrivain

La salle Montaigne de l’Institut Français de Beyrouth vient de projeter, dans le cadre d’un événement consacré à l’œuvre de Borhane Alaouié, un film inconnu du réalisateur libanais disparu en septembre 2021, Lettre d’un temps de guerre, qui nous concerne éminemment. Celui-ci fut dès le départ interdit par la censure, puis perdu, enfin retrouvé après une longue recherche,...

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