Il est allé à la rencontre des plus miséreux à Tripoli, Baalbeck, Bourj Hammoud, Beyrouth, Akkar et dans la Békaa. Ces femmes sans ressources vivant dans des conditions insalubres, ces enfants déscolarisés par manque de moyens, ces personnes handicapées souffrant de discrimination, ces réfugiés syriens et palestiniens interdits d’exercer tant de métiers, ces employées de maison migrantes privées de liberté par le système du parrainage (kafala), ces apatrides qui n’ont accès à rien par manque de papiers, ces populations encore plus appauvries par l’accumulation des crises au Liban, « abandonnées par un État pas encore failli, mais en voie de faillir »...
Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur la pauvreté et les droits de l’homme, a clôturé vendredi une visite de deux semaines au Liban à l’invitation des autorités et sur sollicitation de l’ONU. À l’issue d’une conférence de presse à Beyrouth, à l’hôtel Radisson Blu Martinez, il livre à L’Orient-Le Jour les points forts de son séjour. Et quitte le pays du Cèdre, « touché par l’impact sur les enfants » d’une crise libanaise aux multiples facettes. « Ces enfants sont confrontés aux problèmes des adultes, à l’incapacité de leurs parents de les envoyer à l’école parce qu’ils n’ont tout simplement pas les moyens de leur payer des cahiers », gronde-t-il.
« 400 000 enfants sont ainsi privés d’école cette année », se désole M. De Schutter, qui se dit « sidéré par les conditions de vie des gens dans un pays qui a tant de richesses et de ressources naturelles, un climat chaud et agréable, une population hautement éduquée ». Et si les autorités ont mis en place le Programme national de ciblage de la pauvreté, qui accorde 126 dollars à chacune des 36 000 familles dans la grande misère, « seuls les plus connectés politiquement en bénéficient, comme le rapportent des personnes démunies ».
Réalité des gens et discours officiel
Quant aux petits réfugiés syriens, ils font face à des obstacles encore plus grands. « Ceux qui suivent les programmes scolaires spéciaux dispensés l’après-midi dans les écoles publiques ont accès à un enseignement de moindre qualité et subissent l’absentéisme des enseignants », dénonce le rapporteur. Nombre d’entre eux n’ont pas même cette possibilité. « Les enfants non enregistrés auprès des autorités libanaises ne sont pas admis dans ces classes, racontent leurs parents. Il ne leur reste plus pour s’instruire que les associations humanitaires qui dispensent un enseignement sans diplôme, donc peu attractif. »
Ce qui désole encore plus l’expert, c’est la dualité dans les discours. D’une part, la réalité de familles en détresse abandonnées par l’État, alors que la crise les a rendues encore plus vulnérables. D’autre part, le discours des autorités qui s’obstinent à dire que les programmes d’aides ciblent effectivement les populations les plus pauvres. « Cette dualité est la preuve que la réalité des gens diffère du discours officiel », relève Olivier De Schutter. Résultat : la population a retiré sa confiance aux autorités. Et cette « crise de confiance, la plus importante », s’ajoute aux quatre crises convergentes que traverse le pays, comme il le soulignait lors de sa conférence de presse de la veille : une crise de réfugiés depuis 2011, un effondrement de la livre libanaise associée à une augmentation dramatique des prix, une pandémie de Covid-19 et enfin l’impact de la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, qui a coûté la vie à 219 personnes et mis au chômage 70 000 travailleurs.
Mettre fin à l’appauvrissement de la population doit nécessairement passer par les réformes dans les secteurs de l’électricité, de la fiscalité, du droit de tous au travail (même les réfugiés), etc. Des réformes qui permettront de financer « l’amélioration de la protection sociale, la santé, l’éducation, des transports publics », affirme le représentant onusien. Il est donc impératif d’envisager notamment une « politique fiscale plus équitable », des tarifs progressifs d’électricité qui seraient « solidaires des plus démunis » ainsi qu’une « révision du salaire minimum ».
Le Liban ne peut plus continuer à mendier l’aide internationale
Le rapporteur spécial se veut optimiste. Ses rencontres avec les ministres de la Santé Firas Abiad, des Affaires sociales Hector Hajjar et du Travail Moustapha Bayram étaient « encourageantes ». Il y a décelé des « marques de bonne volonté » concernant la suppression de la kafala, la hausse du salaire minimum ou l’amélioration des filets sociaux, à titre d’exemples. Les discussions avec le Fonds monétaire international semblent aller dans le bon sens, observe-t-il aussi. Les pertes du secteur bancaire devraient être assumées selon lui par les actionnaires et les gros déposants. « Les personnalités politiques avec lesquelles j’ai discuté m’ont affirmé y être favorables, souligne-t-il. Elles ont sans doute compris l’impatience qui croît au sein de la population. » Une impatience qui, espère-t-il, « ne tournera pas à la violence ».
En même temps, l’agacement envers les autorités libanaises transparaît dans les propos d’Olivier De Schutter. Un agacement lié « aux réactions des responsables, systématiquement les mêmes ». « Ils réclament des aides financières à la communauté internationale et mettent l’effondrement sur le dos des réfugiés syriens », gronde-t-il, estimant qu’« en temps de crise, trouver un bouc émissaire est devenu un jeu classique ». Sauf que le Liban ne peut plus continuer à mendier l’aide internationale. « Il doit cesser de se bercer d’illusions et de reporter les réformes sous prétexte que la communauté internationale va lui fournir des aides », martèle M. De Schutter.
Au cœur de ce report constant des réformes que dénonce le rapporteur onusien, un problème encore plus profond l’interpelle. L’« incapacité du gouvernement à travailler en équipe et à se réunir », suite au conflit qui divise ses membres sur la question du juge Tarek Bitar chargé de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth (notamment en raison de l’insistance des ministres proches du tandem chiite d’Amal et du Hezbollah à voir déboulonner le juge qu’ils accusent de « politiser » l’enquête). « Je constate combien le sectarisme bloque les réformes », déplore-t-il, invitant le Premier ministre Nagib Mikati « à exercer son autorité pour faire travailler ensemble son cabinet ministériel ».
De blocage en blocage, « le Liban est en train de devenir la République des ONG », constate Olivier De Schutter. « Ce n’est ni durable ni souhaitable, c’est même une spirale négative, car l’État perd toute légitimité et la population tout comportement civique. »
commentaires (12)
M. Olivier de Shutter. Soit vous mettez en place un processus pour que les réfugiés rentrent chez eux. Soit vous mettez en place un processus pour que les réfugiés aillent chez vous. Soit vous dégagez de chez nous. Notre priorité, c'est sauver le Liban. Bon retour et merci.
Mago1
16 h 02, le 15 novembre 2021