
Samir Geagea lors de la « messe des martyrs » des FL, le 21 septembre 2008, au cours de laquelle il a reconnu ses erreurs et celles de sa milice, durant la guerre. Ramzi Haïdar/AFP
Le ciel est lourd ce 21 avril 1994 à Ghodreis, dans la résidence de Samir Geagea, malgré un temps printanier. Une unité de l’armée est venue chercher le chef des Forces libanaises (FL) afin de « l’accompagner » jusqu’au ministère de la Défense à Yarzé, où une cellule individuelle l’attend. « Je veux que vous fassiez preuve de courage. Moi, je peux tenir le coup dix ans », dit le « Hakim » à ses compagnons. Au milieu des hurlements, des pleurs et des insultes, l’homme demeure placide. « Ferme la porte derrière moi », se contente-t-il de dire avant de quitter les lieux. Samir Geagea restera en détention onze ans, trois mois et cinq jours. Il sortira de prison le 26 juillet 2005. Le leader des FL, une milice fondée par Bachir Gemayel et devenue un parti politique, sera le seul chef de guerre à payer le prix de sa participation au conflit libanais qui se termina officiellement avec les accords de Taëf en 1989.
À sa libération, le Hakim assure être un homme nouveau. Le « Samir Geagea de la guerre est mort en prison », répète-t-il à l’envi, pour tirer un trait sur un passé qui lui a valu l’adulation des uns et la haine des autres. Pendant des années, il va tout faire pour se construire une autre image, celle d’un homme d’État, défenseur de la souveraineté et des institutions. Sans toutefois jamais réussir à se réinventer complètement, à enterrer définitivement l’image du « moine soldat » à laquelle il est largement associé dans l’opinion populaire.
Les affrontements qui ont éclaté le 14 octobre dernier dans le secteur de Tayouné entre des combattants du tandem chiite et des hommes armés appartenant probablement aux FL – ces dernières ont toutefois démenti – ont fait resurgir cette dimension. Les réminiscences de la guerre civile, dans un quartier aussi symbolique que Aïn el-Remmané, ont réveillé les mauvais souvenirs et rappelé le passé milicien du chef des FL. Pour le meilleur et pour le pire, ce portrait lui valant toujours, trente ans après la fin de la guerre, l’admiration et le respect des uns, le dégoût et la peur des autres. Secret, mystique, le personnage suscite en tout cas toujours autant de controverses. Nettement plus que les autres chefs de guerre qui ont pourtant tous commis des crimes ignobles pendant la guerre civile, mais dont aucun n’est aujourd’hui dépeint par ses détracteurs comme un « monstre sanguinaire ». « Il n’a pas été plus violent que les autres chefs de milice, qui ont été parfois plus cruels », avance Naji Hayek, un ancien membre du Parti national libéral et actuellement responsable au sein du Courant patriotique libre (CPL). Mais son problème, c’est « qu’il est parmi les vaincus. On lui fait porter le poids du passé alors qu’aujourd’hui, d’autres ont des miliciens dans les rues comme le Hezbollah, Amal et le PSNS », ajoute celui qui connaît le leader des FL depuis près de 40 ans.
Samir Geagea à Ghodreis, le 21 avril 1994. Photo d’archives L’OLJ
Le piège syrien
Il y a une forme de mythologie, à la fois positive et négative, autour de Samir Geagea, liée à sa participation à des épisodes sanglants gravés dans les mémoires, mais aussi à sa personnalité froide et impénétrable. « Si certains adversaires font ressortir son passé “sanguinaire”, c’est que durant la guerre, il a été accusé de l’être », affirme Nawaf Kabbara, professeur universitaire. Le leader des FL est accusé d’avoir été membre du groupe qui devait participer à la tuerie d’Ehden en 1978 au cours de laquelle Tony Frangié, fils de l’ancien président Sleiman Frangié et chef de la milice Marada, a été assassiné à son domicile avec d’autres membres de sa famille. Il a également été au centre de plusieurs guerres interchrétiennes, notamment le conflit meurtrier qui l’a conduit à chasser en 1986 Élie Hobeika (commandant en chef des FL à cette époque) des régions chrétiennes suite à l’accord tripartite signé par ce dernier avec les Syriens. Sans oublier la guerre fratricide qui a eu lieu entre les partisans de Samir Geagea et l’armée libanaise sous le commandement de Michel Aoun, en 1990. Et « beaucoup de Tripolitains restent convaincus qu’il est responsable de la mort de (l’ancien Premier ministre) Rachid Karamé », en 1987, précise Nawaf Kabbara.
À la fin de la guerre, les FL, tout comme les autres milices à l’exception du Hezbollah, acceptent de déposer leurs armes lourdes. Sous la tutelle syrienne, une loi d’amnistie est votée afin d’oublier la guerre, dans tous les sens du terme. Le texte précise toutefois que dans le cas où une personne serait impliquée dans une nouvelle procédure, et même si celle-ci n’aboutit pas à une inculpation, tous les dossiers du passé peuvent être rouverts. Le piège est posé. Et il va se refermer sur Samir Geagea, seul leader chrétien en l’absence de Michel Aoun, exilé en France, à pouvoir tenir tête à l’occupation syrienne. Lors de son arrestation en 1994, le chef des FL est accusé d’avoir commis l’attentat contre l’église de Notre-Dame de la Délivrance à Zouk (février 1994), qui a fait dix morts. Le juge d’instruction prononcera un non-lieu en faveur de Samir Geagea dans cette affaire. Mais cela devient presque secondaire. Entre 1995 et 1999, le chef des FL fait l’objet de nouveaux procès où il est condamné à trois peines de mort commuées en prison à vie pour l’assassinat de plusieurs rivaux politiques, dont le Premier ministre Rachid Karamé en 1987, celui d’Élias Zayek, cadre des FL proche d’Élie Hobeika, en 1989, et enfin celui de Dany Chamoun en 1990. C’est toute cette époque qui resurgit aussi à la suite des événements de Tayouné alors que le leader des FL a été convoqué devant le tribunal militaire. Il a refusé de s’y rendre si « Hassan Nasrallah ne le faisait pas avant » lui.
Le leader chrétien Samir Geagea, le 26 juillet 2005 à l’aéroport de Beyrouth après sa libération de prison, enlaçant son épouse Sethrida. Photo d’archives AFP/HO
« Pas contre les islamistes au pouvoir »
La manifestation monstre du 14 mars 2005 et le retrait de l’armée syrienne changent la donne au Liban, permettant la sortie de prison de Samir Geagea et le retour d’exil de Michel Aoun.
Le Hakim est libéré le 26 juillet 2005, grâce à une loi d’amnistie, et quitte le Liban pour se faire soigner à l’étranger. À l’aéroport de Beyrouth, la rencontre avec ses partisans est pleine d’émotion. Une bonne partie des jeunes FL ne le connaissent même pas. Ses amis de longue date sont présents. Accolades, rires et pleurs sont au rendez-vous. S’adressant aux Libanais, il leur dit : « Les conditions de mon incarcération étaient très difficiles, mais je peux vous affirmer que j’étais malgré tout serein, parce que je vivais mes convictions, même si c’était dans un espace de six mètres carrés », au sous-sol du ministère de la Défense, ajoute-t-il. À sa sortie de prison, il change de discours. C’est l’un des rares seigneurs de guerre et hommes politiques libanais – avec le leader druze Walid Joumblatt – à avoir reconnu ses erreurs et celles de sa milice durant la guerre, lors d’un discours célèbre lancé pendant la messe annuelle des martyrs de la résistance libanaise en 2008. Le « nouveau » Samir Geagea prône désormais un langage rassembleur, celui notamment du 14 Mars. « Son discours est celui de l’État. Il a une portée nationale et n’est pas seulement adressé aux chrétiens », dit M. Hayek.
Le chef des FL prend le contre-pied de la théorie de l’alliance des minorités prônée tacitement par son rival Michel Aoun, qui s’est allié entre-temps au Hezbollah. Quand les révoltes arabes éclatent en 2011, il affirme, avec un brin d’audace, qu’il n’est « pas contre les islamistes au pouvoir », alors que les craintes augmentent chez certains chrétiens de voir les printemps arabes se retourner contre eux. Samir Geagea veut prouver qu’il n’est pas cantonné à un discours identitaire. Mais la défense de sa communauté reste son refuge naturel vers lequel il revient lorsqu’il sent qu’il perd du terrain sur la scène chrétienne. Craignant d’être dépassé par le courant aouniste, il appuie par exemple le projet de loi électorale dite « orthodoxe », qui consacre une forme de fédéralisme confessionnel total. « La concurrence avec le CPL et son ambition de vouloir dominer seul l’espace chrétien l’obnubilent », dénonce ainsi Naji Hayek.
Trois décennies après la fin de la guerre, « Docteur » Geagea côtoie en permanence « Mister » Samir. L’homme politique a clairement pris le pas sur le milicien. Mais sans jamais réussir à le tuer. Sans même démontrer une volonté réelle de le faire, limitant ainsi sa marge de manœuvre à l’échelle nationale. « S’il n’avait pas ce lourd passé, Samir Geagea aurait pu être aujourd’hui un leader national, surtout pour tous ceux qui s’opposent au Hezbollah, notamment dans la rue sunnite », dit Nawaf Kabbara. Mais sa principale faiblesse est aussi sa plus grande force. Si Hassan Nasrallah s’en est violemment pris au chef des FL à la suite des événements de Tayouné, tentant de réveiller toutes les haines qu’il a pu inspirer, le secrétaire général du Hezbollah semble avoir manqué son coup. Au point que de nombreux commentateurs ont estimé qu’il faisait au contraire le jeu des FL. En le désignant comme l’ennemi à abattre, il en a fait le principal résistant au parti pro-iranien dans un contexte où celui-ci suscite une très forte animosité. Dans l’esprit d’une grande partie de la communauté chrétienne, Samir Geagea reste perçu comme une « assurance-vie » contre le Hezbollah, un leader capable de défendre les chrétiens en cas de conflit avec la formation chiite. Cette dynamique lui permet de se présenter comme le potentiel grand vainqueur des élections législatives à venir. Comme si, finalement, il avait réussi à trouver, aux yeux d’une partie du public, le bon équilibre entre Docteur Geagea et Mister Samir.
Le ciel est lourd ce 21 avril 1994 à Ghodreis, dans la résidence de Samir Geagea, malgré un temps printanier. Une unité de l’armée est venue chercher le chef des Forces libanaises (FL) afin de « l’accompagner » jusqu’au ministère de la Défense à Yarzé, où une cellule individuelle l’attend. « Je veux que vous fassiez preuve de courage. Moi, je peux tenir le...
commentaires (17)
Pardon je dois rectifier quelque chose .. quand j’ai dis que j’étais là cela ne voulait pas dire que j’étais dans la bataille non mais bien que jeune 15-16 ans je suivais tout et même certains militaire ou combattant des ouwet qui ont fuit le Liban à ce moment là raconteraient leurs histoires que j’avais d’ailleurs mis sur papier
Bery tus
06 h 46, le 13 novembre 2021