
Une affiche à Tripoli représentant Samir Geagea reçu par le roi Salmane d’Arabie saoudite, avec le message suivant : « Celui qui vous menace n’est même pas né, s’il a 100 000 combattants, il devra faire face à 100 000 sunnites. »
« Quelqu’un a enfin eu le courage de donner une leçon au Hezbollah! » Khalil* était euphorique vendredi soir, à peine 24 heures après les affrontements qui ont éclaté entre des membres du tandem chiite et des éléments armés appartenant probablement aux Forces libanaises dans le secteur de Tayouné. Originaire de Tarik Jdidé, quartier populaire sunnite de la capitale, longtemps considéré comme un bastion du courant du Futur de l’ex-Premier ministre Saad Hariri, ce trentenaire décrit Samir Geagea, le leader des Forces libanaises, comme étant « un homme, un vrai, qui a su protéger sa communauté des voyous et des casseurs ! Pas comme Hariri qui est tombé dans les bras du Hezb et de ses alliés ».
L’histoire ne manque pas d’ironie. Le leader chrétien, ancienne bête noire de la communauté musulmane pendant la guerre civile, est aujourd’hui encensé par une partie de la rue sunnite qui voit en lui la seule force capable de tenir tête au Hezbollah. « Aujourd’hui, et alors que le leadership de Saad Hariri est fortement contesté, Samir Geagea est vu d’un très bon œil dans la rue sunnite qui a une dent contre le Hezbollah. Il y a des sondages menés dans des circonscriptions à majorité sunnite qui montrent un soutien conséquent au leader des FL », assure Jean Féghali, analyste politique et éditeur en chef du bulletin d’informations de la LBCI, sans pouvoir pour autant avancer de chiffres. Depuis 2014, Saad Hariri a fait le choix du modus vivendi avec le Hezbollah, logique avec laquelle il n’a jamais rompu depuis, malgré la détérioration de ses relations avec le Courant patriotique libre, allié au parti chiite. Une partie de la rue sunnite lui reproche son manque de combativité contre la formation de Hassan Nasrallah, alors que les tensions entre les deux communautés ont été très vives ces dernières années.
Les combats de jeudi dernier ont fait écho dans la mémoire collective au 7 mai 2008, quand des combattants du Hezbollah et ses alliés ont pris d’assaut les quartiers de Beyrouth-Ouest suite à la décision du gouvernement de Fouad Siniora d’amputer le mouvement chiite de son réseau de télécommunications parallèle. La communauté sunnite a été particulièrement traumatisée par cet événement alors que son leadership n’a pas pu « défendre » les quartiers de Beyrouth contre la milice chiite. « Les chrétiens ne se sont pas laissé faire ! Le courage de leur zaïm a fait que les voyous du Hezbollah n’ont pas vandalisé leurs magasins et leurs maisons comme ils l’ont fait le 7 mai », se félicite Omar, un commerçant de Tarik Jdidé. Souhaitant clairement faire un parallèle à son avantage entre les deux dates, Samir Geagea a qualifié les événements du jeudi 14 octobre comme étant un « mini-7 mai chrétien ».
Le soutien de Riyad
Le leader des FL a clairement pour objectifs de prendre la tête de l’opposition au Hezbollah et de pousser les sunnites à le rallier. L’ancien ministre de la Justice Achraf Rifi, considéré comme l’un des faucons de son camp, s’est empressé de se rendre à Meerab à la suite des combats de Tayouné pour exprimer « (sa) solidarité avec les FL ». « Samir Geagea a repoussé le Hezbollah qui voulait prendre toute la République en otage », fait savoir à L’Orient-Le Jour l’ancien ministre. Ce dernier affirme avoir eu des informations « selon lesquelles les Forces libanaises risquaient sérieusement d’être dissoutes ». Le Hezbollah a en effet envisagé d’avoir recours à la Cour de justice pour demander la dissolution du parti de Samir Geagea avant d’écarter cette option. Achraf Rifi admet par ailleurs vouloir construire une alliance électorale avec le leader des FL.
« Les groupes souverainistes sont plus que jamais conscients de l’urgence. Nous travaillons actuellement à la construction d’un front avec les FL, mais aussi le Parti national libéral de Camille Chamoun et Farès Souhaid (qui dirige le Rassemblement de Saydet el-Jabal), et même des personnalités chiites opposées au Hezbollah », dit-il. Samir Geagea peut-il alors espérer effectuer une percée dans les régions sunnites lors des prochaines législatives qui auront lieu le 27 mars 2022 ? « Il ne faut pas s’attendre à voir des candidats FL à Beyrouth 2 (majorité musulmane), mais on peut imaginer que Geagea aura son mot à dire dans la désignation du député chrétien de cette circonscription », affirme Jean Féghali.
Le chef chrétien a un autre atout non négligeable dans sa manche : le soutien affirmé de l’Arabie saoudite, longtemps considérée comme le parrain de la communauté sunnite au Liban. Riyad envisage probablement d’appuyer la percée des FL dans les milieux sunnites, ce qui explique peut-être les affiches accrochées à Tripoli à la suite des événements de Tayouné montrant le chef des FL assis au côté du souverain saoudien. « S’il (le Hezbollah) a 100 000 soldats, nous sommes également 100 000 sunnites pour vous défendre », peut-on lire sur l’affiche.
« Samir Geagea m’a lui-même dit qu’il recevait de l’argent de Riyad et m’a proposé de financer ma campagne si en échange je me présentais en tant qu’indépendant », fait savoir un député de Tripoli affilié au courant du Futur. Le parti de Saad Hariri, justement, se retrouve dans une position extrêmement délicate face à la montée en puissance de Samir Geagea au sein de la communauté sunnite. L’ex-Premier ministre est encore persona non grata aux yeux de Riyad et semble connaître une chute de popularité au sein de sa rue. Les FL et le courant du Futur entretiennent en plus des relations en dents de scie depuis des mois, alors que Samir Geagea n’a pas appuyé la candidature de Saad Hariri au poste de Premier ministre et a refusé ensuite de rejoindre le gouvernement, ce qui a privé son ex-allié d’un atout majeur dans son bras de fer avec le gendre du président, Gebran Bassil.
Une erreur
Le leadership sunnite est d’autant plus embarrassé après les événements de Tayouné qu’il s’est lui-même opposé à plusieurs reprises aux décisions prises par les juges Fadi Sawan puis Tarek Bitar dans le cadre de l’enquête sur la double explosion au port. Le leadership sunnite avait contesté l’inculpation de l’ancien Premier ministre Hassane Diab et avait soutenu la démarche de l’ancien ministre Nohad Machnouk en vue de dessaisir le juge dans l’enquête. Une erreur pour Achraf Rifi, pour qui « Dar el-Fatwa ne doit pas se transformer en plateforme militant contre la justice ». « Le Hezbollah a essayé de mobiliser les sunnites contre le juge Bitar en prétextant vouloir défendre le prestige du poste de Premier ministre. Où était cet attachement du Hezbollah pour la stature du président du Sérail quand il a fait exploser sa voiture en 2005 ? » ironise-t-il, en référence à l’attentat contre l’ex-Premier ministre Rafic Hariri.
Cette configuration fait-elle de Samir Geagea le principal rival de Saad Hariri pour les prochaines élections ? Il est probablement trop tôt pour le dire. « Nous ne pouvons pas parler d’une dynamique généralisée », assure notre correspondant à Tripoli, Sohaib Jawhar. Car si Geagea semble de plus en plus populaire dans la rue sunnite, il ne fait pas l’unanimité pour autant.
« Le 14 octobre, je me suis rendu à l’évidence que nous, les sunnites, sommes les seuls à respecter l’État et à ne pas être armés jusqu’aux dents. Nous voulons arrondir les angles avec tout le monde pour maintenir la paix et nous refusons la violence. Je ne comprends pas ces Tripolitains qui accrochent des photos de Geagea dans leur ville. Souvenez-vous de Rachid Karamé (le leader des FL est accusé d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre Rachid Karamé) et tous les crimes que Geagea a commis », dit Rawad*, un étudiant en médecine résidant à Ras el-Nabeh et soutien fidèle de Saad Hariri.
*Les prénoms ont été modifiés.
Tant que le discours est confessionnel d’un côté ou de l’autre il n’y a aucun espoir de créer un vrai état civil et laïque
09 h 10, le 22 octobre 2021