
Le président du Parlement libanais Nabih Berry recevant le patriarche maronite Béchara Raï à Aïn el-Tiné le 26 octobre 2021. Photo fournie par le bureau de presse de M. Berry
La journée de mardi est un parfait condensé de la façon dont la politique fonctionne au Liban. En résumé : un prélat a tenté d’aboutir à un compromis avec le chef du Parlement, le Premier ministre et le président de la République sur deux affaires de justice, dont la première porte sur l’une des plus grandes explosions de l’histoire moderne et la seconde sur des combats entre militants et/ou sympathisants de partis politiques. Avant de rentrer dans les détails, prenons juste le temps de revenir sur le contexte qui a abouti à cette situation. Voilà des semaines que le tandem chiite Hezbollah-Amal fait monter la pression pour entraver l’enquête sur la double explosion au port et écarter le juge qui en a la charge, Tarek Bitar. Les ministres chiites se sont même retirés du gouvernement, conditionnant leur retour à un règlement de cette affaire. Mais les affrontements de Tayouné – où des combats entre des membres du Hezbollah et du mouvement Amal, d’un côté, et des éléments armés appartenant probablement aux Forces libanaises, de l’autre côté, ont fait sept morts, dont six dans les rangs des deux formations chiites – ont changé la donne. À partir de ce moment, l’affaire du port est passée au second plan par rapport au bras de fer politique entre le Hezbollah et le parti chrétien. Une escalade qui s’est poursuivie sur le plan judiciaire après que le chef de ce parti, Samir Geagea, a été convoqué il y a quelques jours à comparaître devant la justice militaire, ce qu’il a refusé de faire. C’est là que les choses se corsent un peu plus. Le leader des FL, soutenu par ses anciens alliés du 14 Mars, dénonce une attaque politique visant notamment à aboutir à un « troc scandaleux » entre l’affaire du port et l’enquête de Tayouné. Autrement dit : on abandonne l’une à condition de laisser tomber l’autre.
C’est dans ce climat de grandes tensions que le patriarche maronite Béchara Raï entre en jeu. Le prélat s’est rendu mardi à Aïn el-Tiné puis au Grand Sérail, et enfin à Baabda pour proposer un compromis général visant à trouver une issue à ces deux affaires qui paralysent le gouvernement. Voilà à quoi ont ressemblé ces entretiens selon des sources concordantes y ayant assisté. Le patriarche Raï : « Vous devez régler le problème. » Nabih Berry : « Le problème est lié à l’attitude de la partie adverse. » Le patriarche Raï : « Mais vous êtes partie intégrante du problème autant sur l’affaire Bitar que sur celle de Tayouné. » À ce moment-là de la discussion, le prélat a proposé que les personnes accusées d’avoir participé aux combats de Tayouné soient livrées à la justice afin de calmer le jeu et de laisser les chefs de parti en dehors de tout cela. Nabih Berry a approuvé cette solution. Puis les deux hommes ont évoqué la question de l’affaire du port. Nabih Berry : « La solution est de respecter la Constitution, et que les présidents et les ministres soient jugés devant la Haute Cour, suite à des plaintes déposées par les familles des victimes pour négligence. » Sauf que les familles ont rejeté cette proposition hier, réclamant que « toutes les personnes poursuivies sans exception se présentent devant la Cour de justice ». Elles ont dénoncé de « nouveaux compromis qui placent le sang des victimes et des martyrs sur la table des négociations et des marchandages ».
Car la proposition de M. Berry veut autrement dire que l’enquête soit vidée de sa substance et que le juge Bitar ne puisse plus poursuivre des responsables politiques. Ce à quoi le patriarche ne s’est pas opposé lors de son passage à Aïn el-Tiné. Nabih Berry : « Mais il faut que le président valide cette option. » Le patriarche s’est alors rendu à Baabda pour soumettre cette proposition au président. Michel Aoun : « Sur le principe, je ne suis pas contre, à condition que la séparation des pouvoirs soit respectée. » Et le président d’ajouter : « Mais j’attends de voir comment les choses vont se passer dans les détails. » Le prélat a quitté Baabda, convaincu qu’il avait obtenu l’accord des trois présidents – Nagib Mikati ayant également soutenu son initiative. Mais quelques heures plus tard, Michel Aoun confiait à ses proches qu’il s’opposait à l’initiative du patriarche.
Le Hezbollah divisé
Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. La double explosion au port a ravagé plusieurs quartiers chrétiens, et le président ne peut pas « vendre » ainsi l’enquête, notamment pour des considérations électorales, souligne-t-on à Baabda. Il est d’autant moins enclin à le faire que cela contribuerait ici à tirer d’affaire les proches lieutenants de son ennemi Nabih Berry (Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter) mais aussi son principal rival sur la scène chrétienne, Samir Geagea. Le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, a résumé l’état d’esprit de sa formation à ce sujet dans un tweet publié hier : « Nous refusons de camoufler la vérité de la plus grande explosion dont le Liban et le monde ont été témoins pour innocenter un criminel. »
Le CPL espère sans doute pouvoir compter sur le soutien de son principal allié, le Hezbollah. Les deux partis sont d’accord sur le fait de mettre la pression sur Samir Geagea, mais ont des agendas opposés concernant l’enquête sur la double explosion au port. Au sein de la formation chiite, la question du compromis proposé par le patriarche a suscité de vifs débats. « Plusieurs membres du parti sont convaincus qu’il faut aller au bout dans l’affaire Geagea », explique un cadre du Hezbollah, qui précise que selon la formation, le « crime de Tayouné » ne doit pas rester impuni. Les plus radicaux au sein du Hezbollah considèrent que le parti ne doit plus se taire face aux « nombreuses attaques » qu’il subit et se montrer au contraire plus offensif face à ses adversaires. Une tendance plus modérée prône au contraire un règlement à la libanaise qui permette de faire retomber les tensions. Une réunion du conseil consultatif du Hezbollah devait se tenir hier après-midi pour trancher la question, mais elle a finalement été reportée. « Dans tous les cas, nous allons conserver cette carte judiciaire contre Geagea », assure le cadre précité.
Comble de l’ironie
Du côté des FL, on accuse le Hezbollah et ses alliés de vouloir réitérer le scénario de 1994 qui avait abouti à l’incarcération de Samir Geagea. Pour indiquer que personne ne peut toucher à leur « zaïm » , des centaines de partisans FL se sont réunis hier à Meerab devant son domicile. Les FL sont convaincues que tout a été orchestré pour aboutir à un scénario qui vise à affaiblir leur chef, notamment avant les législatives, et à étouffer l’enquête sur la déflagration au port. Ils sont d’autant plus certains que l’affaire est politique que les renseignements de l’armée, qui devaient entendre leur chef, ont clos le dossier sur les événements de Tayouné sans mentionner le nom de Samir Geagea dans leur rapport. Selon des sources au sein de l’armée, Fady Akiki, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, a contacté la direction des renseignements pour demander si Samir Geagea s’était présenté mercredi. La réponse étant négative, il a demandé la fermeture de l’enquête et aucune mesure n’a été prise contre le chef des FL. Comble de l’ironie, le dossier est désormais entre les mains de Fady Sawan, le premier juge d’instruction militaire, celui-là même qui avait été écarté sous la pression de la classe politique alors qu’il était en charge de l’enquête sur la double explosion au port avant Tarek Bitar.
commentaires (15)
La Patriarche , au lieu de chercher a négocier, aurait du taper de sa main sur la table et jamais, jamais accepter de visiter Berri, Aoun ou qui que ce soit. Il aurait du rester sur ses positions, lors de son allocution du Dimanche, et meme demander officiellement la remise des armes de ces milices a l’armée contre l’arrêt du procès que les souverainistes Chrétiens allaient intenter contre Amal et le Hezbollah et toutes les milices illégales du pays après de la cour militaire Libanaise et s'il le faut après de l'ONU et du tribunal international de la Haye pour crime contre l’humanité. Tous les Libanais nationalistes de toute confession devraient s'y joindre.
Pierre Hadjigeorgiou
08 h 59, le 29 octobre 2021