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Un tabboulé de justices

« La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique », Georges Clemenceau.


Pauvre justice libanaise que l’on voit aujourd’hui insultée, humiliée, bousculée, malmenée de plus d’une part, quand elle n’est pas carrément violentée et même violée.


Partout dans le monde, les tribunaux militaires ne sauraient passer pour des modèles d’équité : avant que de droit, il y va là en effet de la sacro-sainte discipline ainsi que des glauques intérêts, dits supérieurs, de l’État. C’est encore plus vrai pour un pays comme le Liban où, plus qu’à leur tour, ce sont des tribunaux militaires qui se chargent de juger des civils, y compris des mineurs. Cette aberration est dénoncée par les plus éminents juristes de notre pays, de même que par les ONG internationales. Dans un de ses rapports, Human Rights Watch (HRW) soutenait que de tels procédés étaient contraires à la régularité des procédures comme aux dispositions du droit international. HRW allait jusqu’à évoquer des aveux arrachés sous la torture, des condamnations arbitraires, la promotion au rang de juges d’officiers dénués pourtant de toute formation juridique et enfin les ingérences de hauts responsables du ministère de la Défense et de l’armée.


On n’en est pas encore là dans l’affaire des sanglants incidents du 14 octobre à Tayouné. Mais cette dernière se trouve déjà bien mal emmanchée, du moment que les premières initiatives de cette juridiction auguraient du plus inique des programmes, cela, de surcroît, au milieu d’un incroyable cafouillis procédural. Le premier faux pas, c’est le commissaire du gouvernement p.i. près le tribunal militaire qui le faisait, à l’instant même où il ouvrait inconsidérément le bal, un bal où il était tenu par l’éthique de se faire porter absent. Car proche parent de Nabih Berry, il n’est guère habilité, de par la loi, à traiter d’un dossier explosif impliquant trois partis politiques dont le mouvement Amal, que dirige précisément le président de l’Assemblée. Faisant l’impasse, en outre, sur le rôle du Hezbollah, c’est le témoignage du seul Samir Geagea, chef du parti des Forces libanaises, qu’a exigé ce magistrat, s’attirant de la sorte toute une volée de recours en dessaisissement.


Aussi scandaleux parti pris ne pouvait que susciter une vaste levée de boucliers, à laquelle ont pris part, comme on sait, les plus hautes instances spirituelles chrétiennes. L’indignation a largement débordé d’ailleurs les rangs chrétiens, comme le montrent les vigoureuses réactions du sunnite Saad Hariri et du druze Walid Joumblatt. Mais le mal n’est-il pas déjà fait, de la plus insidieuse des manières ?


On ne le répétera jamais assez : dans un Liban socio-politique parcouru de secousses et qui a en permanence les nerfs à fleur de peau, courues d’avance étaient les réactions que susciterait l’irruption, dans le quartier chrétien de Aïn el-Remmané, de hordes de casseurs manifestant contre le juge Tarek Bitar instruisant la gigantesque affaire du port de Beyrouth. Claire était une provocation savamment programmée et attestée, dans ses moindres détails, par des dizaines de vidéos. Évidente, chez ces forcenés clamant leur appartenance sectaire, était cette volonté d’attiser les tensions religieuses qui indigne tant ces messieurs du tribunal militaire.


Pour les provocateurs, le baroud de Tayouné était non seulement prévisible, mais attendu, et même espéré. Le traquenard était assorti d’une campagne d’intimidation théoriquement judiciaire mais à forte coloration kaki, d’où le choix qui s’est porté sur le tribunal militaire pour servir de cadre à la manœuvre. Cette dernière vise exclusivement un Geagea déjà échaudé par onze années de cachot dans les sous-sols du ministère de la Défense, et qui est sommé de se présenter aujourd’hui même devant les services de renseignements de l’armée. Comme on le voit, on ne saurait mieux remuer de mauvais souvenirs…


Quant à l’objectif poursuivi, il se profilait déjà hier, avec ce projet de compromis qui a circulé au fil des entretiens qu’a eus successivement le patriarche maronite avec le président Berry, le Premier ministre Nagib Mikati et le chef de l’État Michel Aoun. Dans la plus pure tradition de ces arrangements boiteux qui émaillent le folklore politique libanais, ce serait donnant-donnant : des limites seraient fixées aux attributions du juge Bitar face aux responsables de l’hécatombe du port ; des adoucissements parallèles viendraient refroidir la braise de Tayouné ; et le gouvernement de salut serait lui-même sauvé du coma dans lequel il est plongé.


Avec cet infâme tabboulé d’expédients pseudolégaux, les criminels du port auraient surtout réussi à décrédibiliser la justice aux yeux des citoyens qui s’obstinaient à y croire de toutes leurs forces, à leur ôter leurs dernières illusions quant à la manière dont est perçue, pratiquée et administrée la justice au Liban.


Comme ces mauvais garnements qui cassent un jouet vainement convoité afin que nul autre n’en jouisse, c’est l’institution judiciaire tout entière qu’ils sapent, faute d’avoir eu raison d’un juge d’instruction.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

« La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique », Georges Clemenceau.Pauvre justice libanaise que l’on voit aujourd’hui insultée, humiliée, bousculée, malmenée de plus d’une part, quand elle n’est pas carrément violentée et même violée. Partout dans le monde, les tribunaux militaires ne sauraient passer pour des modèles...