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Nos Lecteurs ont la Parole

Souvenirs d’une certaine enfance

Je me suis toujours demandé pourquoi nous n’avons pas le droit de ranger nos souvenirs dans nos valises de la même manière que nous le faisons avec nos vêtements... Pourquoi les meilleures phases de la vie ne sont qu’éphémères ? Pourquoi nous pouvons prendre avec nous un jean, mais jamais un paquet de bons moments ?

Trois semaines après l’explosion au port de Beyrouth, alors que je devais faire le plein de mes valises, je ne savais pas quoi embarquer avec moi : l’odeur du jasmin qui jaillissait à travers les arcades de la maison de nos voisins ? Les heures perdues dans les prairies à collecter le « zaatar » sauvage qui nous régalait tout l’hiver ? Les odeurs de kérosène brûlé qui nous empêchaient souvent de retrouver nos amis juste à l’autre bout de l’autoroute ? Les « tfaddalo » au café de tante Alice qui attendait chaque week-end notre retour au village ? Les « vas-y, accélère avant le feu rouge » de cette amie toujours pressée à droite du volant ? Les matins à manger la tartine de « labné » au son des cassettes antiques de variétés orientales que mon père disposait dans son armoire depuis ses vingt ans ? Le goût des croissants français fourrés de kishek, chez Sobhi l’épicier, qui n’avaient rien à voir avec la cuisine française ? Les « yalla les enfants je veux nettoyer » pires que le son des vieilles sonneries d’alarme ? Les apéros avec les « nous arrivons à dix-huit heures » mais qui ne sont jamais là avant vingt heures ?

À l’époque, du haut de mon enfance, je n’avais jamais capté que ces moments disparaîtront à tout jamais. Ma vie a changé depuis, et ces petits détails de mon quotidien libanais ne sont désormais que des souvenirs d’une certaine période où je ne cherchais pas à me sentir un être humain puisque je l’étais vraiment.

Je n’avais que vingt kilos à prendre avec moi dans ma valise, il m’a fallu des semaines pour faire un tri sélectif et me décider. Le soir même, je n’avais rangé que quelques vêtements, je suis sorti seul prendre l’air et contempler Beyrouth qui était, à mes yeux, toujours aussi sublime malgré ses ruines. J’ai passé des années à essayer de trouver un coin en plein centre-ville où je pourrais regarder nettement la lune malgré la hauteur des constructions. Ce soir-là, j’arrivais facilement à trouver la lune et cela m’angoissait, parce que je compris que Beyrouth était vraiment détruite et que mes derniers moments, chez moi, n’étaient plus que des souvenirs.

Je suis rentré comblé par le chagrin, mais cette fois j’avais en tête quoi prendre. J’ai ouvert ma valise et j’ai mis la photo de mariage de mes parents accrochée sur le mur du salon, les clés de la maison, une bouteille d’arak que mon grand-père avait fait en 2018, un kilo de « zaatar » que ma grand-mère a pris le temps de sécher minutieusement tout l’été, une tasse de café libanaise, le « sharshaf » de la table à manger que je n’ai jamais osé toucher, le parfum de mon frère, le carnet de cuisine de « khalto Rima », une cassette de Feyrouz, un porte-clés en forme de phénix et une pièce rouillée de 250 livres libanaises.

J’étais conscient que je pouvais prendre d’autres affaires qui m’auraient été plus utiles, mais je voulais à tout prix garder le souvenir de cette culture à laquelle j’appartenais ; les constructions reviendront peut-être un jour, mais le moment, lui, ne reviendra jamais.

J’ai gardé avec moi le meilleur de mon enfance. Aujourd’hui, je voyage en trimballant dans mes valises tous ces petits détails qui font partie de mon identité. J’ai aussi rencontré pleins de Libanais dans les bus, les trains, les métros, les centres de commerce, à Toulouse, en Bretagne, en Alsace, à Barcelone, en Allemagne. Partout. J’ai pris le temps de leur demander ce qu’ils avaient ramené avec eux.

Il y avait de tout, beaucoup de « shanklish », beaucoup de drapeaux libanais, beaucoup de graines de cèdre, beaucoup de mélanges de sept épices, beaucoup de souvenirs, mais malheureusement très peu d’espoir.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Je me suis toujours demandé pourquoi nous n’avons pas le droit de ranger nos souvenirs dans nos valises de la même manière que nous le faisons avec nos vêtements... Pourquoi les meilleures phases de la vie ne sont qu’éphémères ? Pourquoi nous pouvons prendre avec nous un jean, mais jamais un paquet de bons moments ? Trois semaines après l’explosion au port de Beyrouth, alors que je...
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