
Le juge d’instruction, Tarek Bitar. Photo ANI
Le juge Tarek Bitar, en charge de l'instruction sur les explosions meurtrières au port de Beyrouth, a été officiellement notifié lundi de la plainte déposée par le député Nouhad Machnouk devant la Cour d'appel de Beyrouth pour réclamer que l'instruction soit confiée à un autre juge, confirme une source judiciaire à L'Orient-Le Jour. M. Bitar est donc désormais officiellement dessaisi de la totalité du dossier, le temps que la Cour d’appel prenne une décision.
La plainte contre M. Bitar avait été déposée en fin de semaine dernière par l'avocat de M. Machnouk, Naoum Farah, quelques jours après que le juge, récemment menacé par le Hezbollah, avait fixé la date du 1er octobre pour une nouvelle audience pour l'ancien ministre de l'Intérieur, parallèlement à plusieurs interrogatoires décisifs.
La notification de la plainte a été remise au magistrat juste après son nouvel interrogatoire de Jawdat Oueidate, un haut gradé de l'armée. Si les audiences n'avaient pas été suspendues, il aurait également dû auditionner Camille Daher, un ancien chef des renseignements de l'armée, et Ghassan Gharzeddine, ancien membre du service des renseignements de l'armée. Plusieurs hauts responsables poursuivis dans le cadre de l'enquête devaient également comparaître devant le juge Bitar au courant de la semaine, notamment l'ex-commandant en chef de l'armée Jean Kahwagi, ainsi que les députés Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter. Les dates fixées cette semaine pour les interrogatoires des anciens ministres et députés tombaient initialement en une période au cours de laquelle le juge d'instruction aurait pu prendre des mesures pénales à l'encontre des membres du Parlement, sans avoir besoin de l’accord de la Chambre. En effet, conformément à la Constitution, entre le vote de confiance au gouvernement, qui a eu lieu lundi dernier, et l’ouverture de la session ordinaire du Parlement, prévue le 19 octobre, les députés impliqués ne pourront plus bénéficier de leurs immunités parlementaires.
Interrogé sur le dossier lors d’une émission télévisée sur la chaîne LBCI, le Premier ministre Nagib Mikati, a affirmé qu’il "s’agit d’une question judiciaire sur laquelle (il) n’intervient pas". "Mais j'espère que le juge Bitar poursuivra sa mission conformément aux textes légaux afin que nous puissions connaître la vérité", a-t-il ajouté. "Nous voulons connaître la vérité et je suis personnellement en train de suivre l’affaire. Je suis en contact permanent avec le ministre de la Justice Henri Khoury", a ajouté M. Mikati affirmant avoir "commencé à prendre des mesures de sécurité concernant les menaces à l’encontre du juge Bitar"
"Mauvaises intentions"
M. Machnouk, poursuivi pour "intention présumée d'homicide, négligence et manquements" avait expliqué vendredi dernier que sa plainte découle de "l'insistance du juge Bitar à conserver ses prérogatives concernant la poursuite de ministres, alors que l'article 70 de la Constitution stipule clairement que cette prérogative est limitée au Parlement, tandis que l'article 71 prévoit que le procès soit mené devant la Haute cour de justice pour les présidents et ministres". Les procédures engagées par le juge Bitar violent donc, selon Nouhad Machnouk, la Constitution. L'ancien ministre reproche aussi au juge d'instruction d'avoir lancé des poursuites à son encontre "sans l'avoir préalablement entendu", mettant dès lors en doute son objectivité et y voyant de "mauvaises intentions". En juillet dernier, M. Machnouk s'était déjà dédouané de toute responsabilité concernant la gestion du chargement de nitrate d'ammonium qui est à l'origine de la déflagration, et avait affirmé être prêt à témoigner devant M. Bitar, regrettant que cet interrogatoire n'ait pas eu lieu avant sa mise en accusation. "Le seul document que j'ai reçu au sujet du chargement de nitrate d'ammonium mentionne un navire en transit qui transportait plusieurs tonnes de ce produit et se dirigeait de la Géorgie vers le Mozambique", avait-il affirmé.
Mercredi dernier, les avocats de l'ancien ministre des Travaux publics et des Transports, Youssef Fenianos, avaient également présenté une plainte devant la Cour pénale de cassation, afin de réclamer que l'enquête soit confiée à un autre juge que Tarek Bitar, accusé de "suspicion légitime". Cette plainte a été déposée alors qu'un mandat d'arrêt a été lancé il y a plus d'une semaine par le juge contre M. Fenianos (proche du mouvement des Marada), qui est poursuivi, lui aussi, pour "intention présumée d'homicide, négligence et manquements" et a refusé à plusieurs reprises de se présenter devant la justice.
Le prédécesseur de Tarek Bitar, le juge Fadi Sawan, avait été dessaisi, mi-février, de l'enquête et démis de ses fonctions après un recours similaire qui avait été présenté par les députés Khalil et Zeaïter, déjà mis en cause à l'époque. La sixième chambre pénale de la Cour de cassation avait alors basé sa décision sur le recours présenté contre le juge Sawan en estimant que son objectivité pouvait être remise en question, la maison qu’il occupe, qui appartient à s0n épouse, ayant été endommagée par l’explosion, et qu'il n'avait pas respecté les immunités parlementaires des députés mis en cause en affirmant qu'il "ne reculerait devant aucune immunité ni devant aucune ligne rouge".
L'explosion survenue le 4 août 2020, et imputée de l'aveu même des autorités au stockage sans mesures de précaution depuis fin 2013 d'énormes quantités de nitrate d'ammonium, a fait au moins 214 morts, plus de 6.500 blessés, et dévasté des quartiers entiers de la capitale.
Suspension du juge Bitar qui arrive à point nommé, le temps qu'il faut pour revenir aux séances ordinaires du parlement dont les membres pourront de nouveau bénéficier de l'immunité. Décidément il n'y a plus d'autres possibilités que le recours à la violence
22 h 29, le 28 septembre 2021