Entre le Parlement qui tente de court-circuiter l’enquête du juge d’instruction Tarek Bitar sur la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, la protection assurée par le président Michel Aoun à l’un des chefs de sécurité mis en examen, le général Tony Saliba, la levée de boucliers sunnite contre la convocation de l’ancien Premier ministre Hassane Diab devant le juge, les menaces récentes du Hezbollah à l’encontre le magistrat, les recours des avocats des responsables politiques (les anciens ministres Youssef Fenianos et Nouhad Machnouk) contre M. Bitar, tantôt pour « suspicion légitime », tantôt pour qu’il soit dessaisi de tout le dossier, la justice se trouve de plus en plus mise à mal par ceux-là mêmes qui à longueur de journée n’arrêtent pas de plaider pour son autonomie.
Hier, Naoum Farah, avocat du député Nouhad Machnouk, poursuivi pour « intention présumée d’homicide, négligence et manquements » aux devoirs de sa fonction, a déposé une plainte devant la cour d’appel de Beyrouth pour réclamer que l’instruction soit confiée à un autre juge que M. Bitar. Ce dernier avait fixé au 1er octobre la date d’une nouvelle audience pour l’ancien ministre de l’Intérieur. Le président de la cour d’appel de Beyrouth, Habib Rizkallah, a aussitôt déféré le recours à la 12e chambre de la cour d’appel présidée par le juge Nassib Élia et chargée de statuer sur les demandes de récusation des magistrats.
Dès l’instant où il sera notifié du recours contre lui, M. Bitar devra se dessaisir de la totalité du dossier, et pas seulement du volet concernant M. Machnouk. Hier il n’avait pas encore été notifié. Son dessaisissement sera toutefois momentané, le temps que la cour d’appel tranche. Entre-temps il faudra que les autres parties au procès soient notifiées du recours et que M. Bitar présente sa réponse.
Contacté par L’Orient-Le Jour, Me Farah explique sa démarche par plusieurs éléments. Le recours, dit-il, se base notamment sur l’incompétence de la justice ordinaire : les articles 70 et 71 de la Constitution édictent en pareil cas la compétence de la Haute Cour chargée de juger les présidents et les ministres. Il évoque dans ce cadre « une politique des deux poids, deux mesures ». Selon lui, M. Bitar a « reconnu la compétence que donne la loi sur l’organisation judiciaire à une juridiction spéciale pour juger les magistrats concernés par le dossier, alors qu’il ne reconnaît pas la compétence constitutionnelle de la Haute Cour pour les actes des ministres ».
L’avocat estime ensuite que M. Bitar n’avait pas à mettre en examen quelqu’un, en l’occurrence son client, sans l’avoir d’abord entendu à titre de témoin et profite de cette explication pour faire état d’un « conflit » entre MM. Machnouk et Bitar, une excuse dont il se sert afin de réclamer la récusation du juge sur base de l’article 119 code de procédure civile, qui admet le recours en récusation en cas d’« inimité entre un magistrat et une des parties au procès ».
Mercredi, les avocats de l’ancien ministre des Travaux publics et des Transports, Youssef Fenianos, avaient présenté une plainte pour « suspicion légitime » contre le magistrat devant la cour d’appel, et réclamé également son dessaisissement du dossier. Cette plainte intervient quelques jours après le mandat d’arrêt lancé par M. Bitar contre M. Fenianos (proche du courant des Marada), poursuivi lui aussi pour « intention présumée d’homicide, négligence et manquements ». Le point commun entre MM. Diab, Machnouk, Fenianos, Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil (les deux derniers étant également poursuivis pour les mêmes motifs) est qu’ils se considèrent tous innocents et injustement accusés, voire victimes d’une sombre machination, sans permettre au magistrat d’aboutir lui-même à cette conclusion, si jamais tel était le cas sur base des données en sa possession. Nouhad Machnouk avait notamment accusé le juge Bitar de « prendre ses ordres du conseiller du président, Salim Jreissati » qui voulait, selon lui, lui faire payer « le prix d’avoir critiqué il y a deux ans (le chef du Courant patriotique libre) Gebran Bassil pour s’en être pris au sunnisme politique ».
Face à cette situation, la question qui se pose est la suivante, comment la justice, prise en étau par une classe politique qui s’arroge le droit d’orienter les investigations à sa guise et suivant ses intérêts, pourra-t-elle mener à bien sa mission et faire la lumière sur la présence, l’entreposage et l’explosion de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium qui ont détruit une partie de la capitale et endeuillé des centaines de familles ? Une question qui entraîne une autre : comment le gouvernement, qui compte parmi ses membres des représentants des partis qui bloquent la justice, pousse-t-il l’hypocrisie jusqu’à promettre aux Libanais de tout faire pour que la vérité sur l’explosion du 4 août soit connue ?
Appel à Oueidate
Face aux interférences politiques flagrantes dans cette affaire, un groupe de magistrats a tenu une réunion au Palais de justice, pour rejeter les tentatives d’obstruction de la justice, ainsi que les campagnes « médiatiques, politiques et communautaires contre Tarek Bitar ». Ils ont appelé le procureur de la République Ghassan Oueidate à « prendre le parti de la justice, en procédant sans tarder aux poursuites qui s’imposent » dans ces cas. Les magistrats avaient auparavant insisté sur « la nécessité de préserver la souveraineté de l’État de droit et de respecter les procédures garantes de sa pérennité ». Selon eux, « les juges libres ne sont pas livrés à leur sort ».
Dans le même temps, des proches des victimes du 4 août organisaient un sit-in devant le Palais de justice pour dénoncer les menaces du Hezbollah et les manœuvres de la classe politique à l’égard de Tarek Bitar. Ils ont proclamé leur soutien au magistrat et déploré que « la classe politique complote contre lui depuis qu’il s’est rapproché de la vérité ». William Noun, le frère de l’une des victimes, s’est indigné de ce qu’« aucune position n’ait été prise par l’État suite à l’attaque (du Hezbollah) contre le pouvoir judiciaire ». De son côté, le porte-parole des proches des victimes, Ibrahim Hoteit, a appelé la présidente de la sixième chambre de la Cour de cassation, la juge Randa Kfoury, qui doit trancher sur la plainte de M. Fenianos, à prendre une position juste dans cette affaire.
commentaires (9)
SVP, QUI PEUT NOUS INFORMER LE COMMENT LE JUGE TAREK BITAR EST ARRIVÉ LÀ OÙ IL SE TROUVE À LA TÊTE DE CET ENQUÊTE ? QUI L'A NOMMÉ ? QUI L'A CHOISI. POURQUOI LUI. LA MAFIA AVAIT TOUT LE POUVOIR DE DÉSIGNER UN FIDEL DE LEURS. OÙ EST L'ERREUR ? MERCI À L'AVANCE.
Gebran Eid
23 h 58, le 25 septembre 2021