
Le port de Beyrouth, dévasté par la gigantesque explosion du 4 août 2020, dans une photo datée du 14 septembre 2021. Photo d'archives JOSEPH EID / AFP
Le juge d'instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur la double explosion meurtrière du 4 août 2020 au port de Beyrouth, et qui fait face à de lourdes pressions et entraves politiques, a dernièrement été menacé par le Hezbollah, alors que plusieurs responsables politiques et sécuritaires, dont certains proches du parti chiite, sont poursuivis par le magistrat.
L'information a été confirmée à L'Orient-Le Jour par une source judiciaire. C'est d'abord le journaliste de la chaîne LBCI, Edmond Sassine, qui a affirmé dans un tweet que le Hezbollah, à travers Wafic Safa, responsable du comité de coordination du parti, a "transmis des menaces au juge Bitar lui disant en substance : +Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu'au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déloger+". Toujours selon Sassine, le juge Bitar aurait répondu : "Quel que soit ce qu'il dit concernant le fait de vouloir me déloger, ce n'est pas grave".
Le ministre de l'Intérieur "pas au courant"
Signe de l'ampleur que cette affaire a pris mardi, le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, a demandé au juge Bitar de lui dresser un rapport écrit sur ces menaces verbales dont il a été l'objet de la part de Wafic Safa. Toutefois, le nouveau ministre de l'Intérieur du gouvernement Mikati, Bassam Maoulaoui, a affirmé "ne pas être au courant que le juge Bitar fait l'objet de menaces", selon des propos rapportés par le site el-Nashra.
La double explosion au port de Beyrouth a tué au moins 214 personnes, fait plus de 6.500 blessés et détruit de nombreux quartiers de la capitale. La déflagration a été causée par un incendie qui a touché un hangar, où étaient stockés des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium depuis 2014, sans mesures de sécurité. Selon plusieurs observateurs, cette cargaison aurait été sous contrôle du Hezbollah, et destinée à alimenter le régime syrien de Bachar el-Assad, son allié, pour les barils d'explosifs qu'il utilisait contre les rebelles et les populations civiles. Le Hezbollah a toujours démenti ces accusations, et Hassan Nasrallah, chef de ce parti, critique régulièrement M. Bitar et l'accuse de politiser l'enquête.
Dans ce contexte, le juge Bitar a fixé mardi de nouvelles dates d'audience pour les trois députés poursuivis Ghazi Zeaïter, Ali Hassan Khalil (tous deux chiites et réputés proches du Hezbollah), ainsi que Nohad Machnouk. Selon plusieurs médias locaux, l'ex-ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, doit comparaître le 30 septembre, et MM. Machnouk et Zeaïter le 1er octobre. Selon la LBCI, le procureur général par intérim près la Cour de cassation, Ghassan Khoury, a transmis au secrétariat général du Parlement le document de la convocation des trois députés en leur qualité de suspects.
Les dates choisies par le juge Bitar tombent en une période au cours de laquelle le juge d'instruction pourrait prendre des mesures pénales à leur encontre, sans avoir besoin de l’accord de la Chambre. En effet, conformément à la Constitution, entre le vote de confiance au gouvernement et l’ouverture de la session ordinaire du Parlement, prévue le 19 octobre, les députés impliqués ne pourront plus bénéficier de leurs immunités parlementaires, puisque la session extraordinaire du Parlement, qui dure depuis la démission du précédent gouvernement, sera achevée. Début juillet, le juge Bitar avait en effet déjà demandé la levée de l’immunité de plusieurs responsables politiques et sécuritaires, notamment les trois députés en question, en vue de les inculper pour "intention présumée d'homicide, négligence et manquements" à leurs responsabilités. Depuis, les immunités n'ont pas été levées en raison des pressions politiques, et la procédure traîne en longueur. Plus d'un an après le drame, l'enquête locale n'a pas donné de résultats, de nombreux responsables refusant de comparaître, alors que des composantes de la classe dirigeante, qui avaient rejeté une enquête internationale, sont accusées de tout faire pour torpiller l'investigation.
Kahwagi dément s'être entretenu avec le patriarche
Dernièrement, Tarek Bitar a émis un mandat d'arrêt contre l'ex-ministre Youssef Fenianos, lui aussi poursuivi dans l'affaire, et qui refuse de comparaître devant le magistrat. Le juge avait aussi délivré un mandat d’amener contre l'ex- Premier ministre Hassane Diab qui avait, lui aussi, refusé de comparaître en justice, fin juillet. Après la formation du nouveau gouvernement, M. Bitar a émis un second mandat d’amener à l’encontre de M. Diab, du fait du changement de son adresse, du Grand sérail à son domicile à Tallet el-Khayat à Beyrouth. A la veille de l’audience fixée au 20 septembre, M. Diab a pris l’avion en direction des Etats-Unis, un voyage qui a été interprété comme une volonté de se soustraire à la justice. Le prochain interrogatoire est fixé au 4 octobre prochain.
Au cours des dernières semaines, le juge Bitar avait aussi émis deux mandats d'arrêt, l'un contre l'ancien directeur des opérations au port, Sami Hussein, et l'autre contre un membre du Conseil supérieur des douanes, Hani Hajj Chéhadé, après les avoir interrogés. Des poursuites ont été également lancées à l'encontre du général Abbas Ibrahim, directeur de la Sûreté générale, du général Jean Kahwagi, ancien commandant en chef de l'armée, du chef de la Sécurité de l’État, le général Tony Saliba, ainsi qu'à l'encontre de plusieurs autres officiers.
Dans ce contexte, Jean Kahwagi, que le juge avait interrogé la semaine passée, a démenti mardi les informations de presse selon lesquelles il se serait entretenu avec le patriarche maronite, Béchara Raï, avant de comparaître devant le juge. Le poste de commandant en chef de l'armée est généralement réservé à la communauté maronite.
Sur le terrain, des proches des victimes de la double explosion ont en tenu un sit-in en fin d'après-midi devant le domicile du procureur général par intérim près la Cour de cassation, Ghassan Khoury, à qui ils reprochent d'entraver le cour de la justice et de défendre les intérêts des responsables politiques et sécuritaires mis en cause dans cette affaire, et afin de réclamer qu'il se retire du dossier.
commentaires (10)
Lorsque l'on a rien a se reprocher on a pas peur d’être interrogé. Si le Hezbollah a commencé avec des menaces et que ces messieurs refusent de comparaître c'est qu'ils ont plus que beaucoup a se reprocher. J’espère que cela ne finira pas avec un meurtre de plus.
Pierre Hadjigeorgiou
10 h 10, le 22 septembre 2021