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Idées - Commentaire

Comment le Liban a raté le train des transports en commun

Comment le Liban a raté le train des transports en commun

Le tram de Beyrouth en 1950. Photo Willem van de Poll, National Archives of the Netherlands (sous licence creative commons).

Alors que les effets conjugués de la dévaluation monétaire et de la pénurie de carburant transforment chaque jour un peu plus le quotidien des Libanais en véritable parcours du combattant – à commencer par les stations-service où les incidents se font de moins en moins rares –, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir se tourner vers des moyens de transports alternatifs, comme les y invitaient en juin l’ancien ministre de l’Énergie et de l’Eau, Raymond Ghajar. Il s’est toutefois bien gardé de mentionner auxquels il songeait précisément, suscitant les railleries de nombreux commentateurs dans un pays où la voiture privée règne en maître parmi les modes de transports (avec un ratio de 434 véhicules pour 1 000 habitants en 2012 selon le Urban Transport Development Project de la Banque mondiale) et où les tarifs des taxis et services ne cessent de grimper (ces derniers passant, officiellement, de 2 000 LL en 2019 à 10 000 LL aujourd’hui). L’absence de transports publics n’a pourtant pas été une constante historique aux pays du Cèdre et la seule guerre civile ne saurait expliquer à elle seule cette situation qui lui coûte désormais si cher. Dès lors, comment en sommes-nous arrivés là ?

Occasions manquées

Si l’âge d’or des transports publics au Liban avait un symbole, ce serait sans doute celui du tramway de Beyrouth – que les plus jeunes ne connaissent qu’à travers les nombreux clichés nostalgiques circulant sur les réseaux sociaux. À son apogée en 1962, il totalisait 102 wagons (dont 74 étaient opérationnels), employait 432 personnes (174 conducteurs, 258 percepteurs, 30 contrôleurs, 3 chefs de ligne) et transportait environ 200 000 passagers par jour, selon un article publié dans L'Orient du 12 janvier de la même année. Mais, à cette époque, le réseau, déjà vétuste, commençait à avoir un impact sur la congestion du trafic du fait de sa lenteur, tandis que son exploitant ne pouvait pas se permettre de l’entretenir ou de le moderniser, notamment en raison d’une tarification (5-10 piastres) inchangée depuis 1939.

En 1962, le ministre des Travaux publics et des Transports, Pierre Gemayel, organise par conséquent plusieurs réunions pour discuter de l’avenir du réseau. Au lieu de moderniser le système avec de nouveaux wagons, Gemayel propose de les supprimer progressivement et de les remplacer par 150 autobus à essence appartenant à l’État (et ayant une capacité de 60 passagers chacun), dont l’achat coûterait 12 millions de LL (équivalent à 3,8 millions de dollars de l’époque). Selon le ministère, le nouveau système devrait générer des recettes de 9,5 millions de livres par an et permettre ainsi à l’État d’en économiser 2,85 millions. Autre avantage perçu : la plus ample couverture de ce moyen de transport par rapport aux lignes de tramway.

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Ces derniers ont été progressivement supprimés à partir de 1964 et ont été entièrement mis hors service un an plus tard. Au début, la circulation s’est améliorée, mais cela ne dure pas longtemps et, dès 1967, les embouteillages reprennent. D’abord pour des raisons économiques : les nouveaux bus ne sont pas vraiment abordables pour les usagers dans la mesure ou le tarif du trajet (45 piastres) s’avère relativement peu compétitif face à celui des taxis et les services. Ensuite, parce que l’élargissement des voies et la construction de nouvelles autoroutes ont favorisé une explosion du nombre de véhicules privés – de 76 000 en 1962 à 130 000 en 1967 – selon un mécanisme de demande induite similaire à celui que connaissent nombres d’autres pays à l’époque.

Pour résoudre ce problème, Gemayel commande une étude à des ingénieurs soviétiques pour construire un système de métro dans le Grand Beyrouth. Mais, en 1970, le gouvernement libanais choisit de ne pas donner suite à cette proposition – le coût du projet était estimé à un milliard de livres et il ne serait pas pleinement opérationnel avant 2000. Le gouvernement, qui avait alors d’autres priorités – dont les problèmes de stationnement, renforcés, comble de l’ironie, par l’augmentation du trafic due à la suppression des tramways – a également fait valoir que l’autoroute (le « ring ») Fouad Chehab et l’avenue de l’Indépendance, récemment achevées, permettraient d’absorber le trafic routier. Depuis lors, aucune proposition n’a été faite pour réactiver le tramway ou installer un métro, à l’exception du plan de transport du Grand Beyrouth du CDR de 1995, qui prévoyait la première phase du métro pour 2005, mais qui n’a jamais été mis en œuvre.

Le réseau ferroviaire libanais – l’un des premiers de la région – a connu une trajectoire similaire. Construit en 1895, le réseau comptait 40 gares reliant 200 km de voies ferrées, avec une large portée nationale et internationale. C’est l’irruption de la guerre civile de 1975 qui mettra immédiatement fin au transport de passagers – le fret continuant à fonctionner jusqu’en 1979 – en dépit d’une très brève reprise en 1984. Après la fin du conflit, la plupart des infrastructures ferroviaires ont été endommagées, détruites ou volées et vendues comme ferraille, à l’exception de quelques lignes dans le nord du Liban et d’une ligne ferroviaire de 28 km reliant Beyrouth à Byblos. En 1991, cette ligne permettra une reprise bien éphémère du transport de passagers (14 000 passagers sur la seule année de service) et de marchandises (du ciment, entre Sin el-Fil et Chekka, jusqu’en 1994).

En 1994, le gouvernement libanais commande une étude de faisabilité à Sodrerail pour ressusciter le chemin de fer. Le rapport recommandait la construction d’un chemin de fer électrique supplémentaire de 170 km sur la côte libanaise, de Tripoli à Tyr, avec 12 gares supplémentaires, pour un coût de 500 millions de dollars, les travaux devant commencer en 1997. Cependant, le plan ne s’est jamais concrétisé. Il en a été de même pour les préconisations d’une étude d’USAID de 1999 sur la réactivation de la voie ferrée Jounieh-Jiyé afin de réduire les embouteillages, ainsi que pour un rapport de la Banque mondiale (BM) publié en 2000 et portant sur la faisabilité de la construction de lignes de métro dans des sites sensibles du point de vue archéologique.

Intérêts privés

Pour les pouvoirs publics, les avantages perçus de ces différents projets n’ont sans doute pas été suffisants pour justifier leur coûts – même si certaines options (telles que la conclusion de contrat de type BOT) n’aient jamais été explorées. À court terme, malgré les avis de certains observateurs plaidant pour une réhabilitation du rail et arguant notamment de ses effets bénéfiques sur le coût des importations, le pouvoir a trouvé plus intéressant de paver les routes. Un choix qui s’explique sans doute en partie par des intérêts privés : en 2004, le fondateur de l’ONG environnementale Green Line, Firas Abi Ranam, considérait ainsi, dans des propos rapportés par le Daily Star, que la raison pour laquelle le gouvernement avait choisi de tripler la facture du transport de marchandises (il estimait que le coût de transport d’une tonne de ciment par train et camions s’élevait respectivement à 4,5 et 12,5 dollars) est que « les camions diesel appartiennent à des personnes influentes. »

Cela n’empêche néanmoins pas un regain apparent d’intérêt pour le rail en 2002, lorsque plusieurs accords bilatéraux signés avec la Syrie et la Jordanie prévoyaient de reconnecter le futur chemin de fer libanais aux réseaux ferroviaires de ces pays. Les travaux de reconstruction des lignes reliant Tripoli à Abboudiyé, et Rayak à Serghay commencent alors, mais les retards persistants des travaux commencent à alimenter des doutes sur la faisabilité de ces projets – des doutes ultérieurement renforcés par les retombées diplomatiques de l’assassinat de Rafic Hariri en 2005.

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Certes, un projet de remise en fonction de la ligne reliant Tabarja à Beyrouth est bien envisagé en 2012 mais il est vite abandonné. En 2017, la Chine, qui voit en Tripoli la porte d’entrée de tout effort de reconstruction en Syrie, propose de reconstruire la ligne ferroviaire reliant la deuxième ville du pays à Homs, mais cette offre est refusée en raison des taux d’intérêt élevés. En réalité, la piste la plus concrète de réhabilitation des transports en commun n’a pas porté sur le rail mais la route, avec le projet de liaison rapide par bus (RBT en anglais) lancé en 2018 et devant relier Beyrouth à Tabarja. Or, après avoir été laissé en suspens pendant des années par les autorités libanaises, le prêt de 295 millions de dollars de la BM destiné à le financer pourrait selon toute vraisemblance être réaffecté au financement de la carte d’approvisionnement destinée à compenser la levée des subventions, selon des informations publiées par L’Orient-Le Jour.

Si le Liban a plus que jamais besoin de rattraper rapidement le temps perdu créé par toutes ces occasions manquées, la crise financière actuelle risque fort d’avoir porté le coup de grâce aux velléités en la matière. En attendant, il existe un palliatif à la voiture pouvant être davantage viable à court-terme, du moins pour les trajets intra-urbains : le développement de l’usage des bicyclettes. Alors que les quelques projets de pistes cyclables ont jusqu’à présent subi la même logique de court terme qui a entravé les transports en commun – en plus des obstacles liés à une voirie délabrée et un développement immobilier anarchique – et que des initiatives privées (de location de vélos notamment) commencent à avoir le vent en poupe, le Liban ferait bien de ne pas rater ce train-là...


Mohamad EL-CHAMAA

Chercheur au Beirut Urban Lab de l’AUB

Alors que les effets conjugués de la dévaluation monétaire et de la pénurie de carburant transforment chaque jour un peu plus le quotidien des Libanais en véritable parcours du combattant – à commencer par les stations-service où les incidents se font de moins en moins rares –, nombreux sont ceux qui aimeraient pouvoir se tourner vers des moyens de transports alternatifs, comme les y...

commentaires (4)

Comment le Liban a raté tous les trains...

Gros Gnon

10 h 37, le 26 septembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Comment le Liban a raté tous les trains...

    Gros Gnon

    10 h 37, le 26 septembre 2021

  • Il faut des entrepreneurs qui y croient. L'ironie c'est que des libanais entreprennent beaucoup , construisent plein de choses dans des autres pays, mais pas ou bcp moins au Liban.

    Stes David

    20 h 09, le 25 septembre 2021

  • un point non aborde pourtant essentiel : ou trouver des terrains "libres" de constructions sauvages "autorisees ou pas" le long de la cote libanaise sur lesquels construire un chemin de fer ? manque de vouloir, de competence, de culture mais chapeautes de corruption.'une vraie sauce piquante propre a l'indigestion empoisonnee qui nous devore les tripes.

    Gaby SIOUFI

    10 h 27, le 25 septembre 2021

  • Bon article. Mais la bicyclette? Il faut quelle soit electrique pour les montées, et il faut penalser les conducteurs qui ecrasent les cyclistes plus durement

    Tina Zaidan

    10 h 00, le 25 septembre 2021

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