Le président du Parlement, Nabih Berry, s'est dit "à 100% pour l'application de la loi", en réaction à la décision du juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur la double explosion meurtrière survenue au port de Beyrouth le 4 août 2020, qui a demandé vendredi à la Chambre de lever l'immunité parlementaire de trois députés soupçonnés de négligence dans cette affaire.
"Nous soutenons l'application de la loi à 100%", s'est contenté de répondre le chef du Législatif au quotidien local al-Joumhouriya dans son édition du jour. Cette réaction intervient suite à la requête adressée par le magistrat au Parlement pour lever l'immunité des députés Nohad Machnouk, Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil (ces deux derniers étants proches de M. Berry), en vue de les inculper et d'intenter des poursuites pour "potentielle intention d'homicide" mais aussi pour "négligence et manquements", les responsables "n'ayant pas pris les mesures (nécessaires) pour éviter au pays le danger de l'explosion", selon le juge.
Tarek Bitar, chargé en février de l'enquête sur le drame du 4 août, après la récusation de son prédécesseur Fadi Sawan, souhaite également entendre le Premier ministre sortant, Hassane Diab, déjà inculpé par l’ancien enquêteur en chef. Cette inculpation et celle de trois anciens ministres avait provoqué une levée de boucliers au sein de la classe politique et poussé M. Sawan à se récuser.
Tarek Bitar a également lancé des poursuites contre d'actuels et d'anciens hauts responsables politiques et sécuritaires, parmi lesquels l'ex-commandant en chef de l'armée Jean Kahwagi, un ex-chef des renseignements (de l'armée, Camille Daher), des officiers, le chef de la Sécurité de l’État Tony Saliba et encore Abbas Ibrahim, chef de la Sûreté générale. "Tous ceux qui étaient au courant (de la présence) du nitrate d'ammonium et qui auraient dû s'assurer de son évacuation ont fait l'objet de poursuites", avait affirmé une source judiciaire proche du dossier, à L'Orient-Le Jour.
"Point de départ"
Dans ce contexte, le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, a qualifié samedi les décisions rendues par le juge Bitar de "sérieux point de départ pour découvrir les circonstances de l'explosion au port de Beyrouth, arrêter les criminels et obtenir justice". "Nous déploierons tous nos efforts pour ne laisser personne ni aucune partie entraver le cours de la justice", a-t-il twitté.
Pour sa part, l'ambassadrice des Etats-Unis au Liban, Dorothy Shea, a appelé à "ce que des comptes soient rendus et que l'enquête soit conclue, à l'approche de ce triste anniversaire de la double-déflagration" - et ce "tout d'abord pour les victimes et plus largement pour toute personne qui veut tourner la page sur cette vieille façon de faire des affaires", en référence à la corruption et l'impunité au Liban.
Toujours sur le sujet des comptes à rendre, elle a affirmé que son pays attendait "avec impatience les élections de l'année prochaine au Liban, la forme ultime de la responsabilité envers le public". En 2022, les élections présidentielles, parlementaires et municipales se tiendront au pays du Cèdre et certains y voient l'occasion de se débarrasser de la classe politique actuelle qui a mené le pays à la faillite et de renouveler le paysage libanais.
"Puisse l'année à venir voir des pas en avant responsables pour sortir le Liban des multiples crises auxquelles il est confronté et le mener vers la prospérité que son peuple mérite", a souligné Mme Shea, lors d'une réception à l'ambassade à l'occasion de la fête de l'Indépendance américaine, célébrée le 4 juillet.
"Entrave à la justice"
Alors que cette avancée dans l'enquête fait craindre des ingérences et des entraves politiques, les familles des pompiers tués dans l'explosion ont mis en garde samedi contre "toute réticence" de la part des dirigeants, et qui pourrait être considérée, selon les familles, comme "une entrave à l'enquête et à la justice".
"Toutes les autorités concernées doivent répondre aux demandes (du juge Bitar) sans délai ni retard pour permettre au magistrat de mener à bien sa mission et de faire la lumière sur la vérité afin de rendre justice", ont plaidé les familles des soldats du feu. "Toute réticence ou manquement, de quelque partie que ce soit, peu importe le prétexte, sera considéré comme un obstacle à l'enquête, une entrave à la justice et une trahison des victimes. Nous y ferons face, unis, de toutes nos forces", ont averti ceux qui ont promis de ne pas se taire, prônant "la justice et la vérité pour tous ceux qui sont décédés".
A la veille de la commémoration de cette tragédie, l'Association des victimes de l'explosion au port de Beyrouth et l'Union libanaise des personnes à handicap physique ont appelé "activistes, juristes, amis et tous ceux qui le souhaitent à se joindre à eux en solidarité avec les victimes et leurs familles pour que leurs droits soient reconnus". Ce rassemblement se tiendra dimanche au port de la capitale, porte 3.
Jusqu'à présent, l'enquête n'a encore donné aucun résultat, au grand dam des familles des victimes, sur fond d'interférences politiques. Tarek Bitar avait annoncé début juin qu'il se donnait deux mois pour déterminer les causes du drame et que sur les trois hypothèses sur lesquelles portait l'enquête, l'une avait été écartée à 70%. Il n'avait toutefois pas précisé laquelle. "La première hypothèse est celle d'une erreur lors de travaux de soudure sur la porte du hangar 12 et qui aurait provoqué l'incendie puis l'explosion. La deuxième est celle d'un acte militaire ou terroriste intentionnel à l'intérieur du port, et la troisième est celle d'une frappe aérienne à l'aide d'un missile", avait expliqué le juge. Face aux "failles" de l'instruction locale, des dizaines d’organisations, ainsi que des survivants et proches de victimes, avaient envoyé mi-juin une lettre au Conseil des droits de l’homme de l’ONU afin de réclamer qu’il se saisisse de l’enquête, dénonçant la "culture d’impunité" dont jouissent les dirigeants libanais.
En tout, vingt-cinq personnes avaient été arrêtées depuis août 2020 pour leur implication présumée dans la double explosion, qui a fait plus de 200 morts et détruit des quartiers entiers de la capitale libanaise. Six d'entre elles avaient été libérées mi-avril, principalement des employés du port et des officiers subalternes. Restent incarcérés plusieurs hauts-fonctionnaires, comme le directeur général des douanes, Badri Daher, des responsables portuaires, sécuritaires ou des prestataires de services extérieurs, notamment des ouvriers en charge de travaux de réparation du hangar 12.
commentaires (8)
Comme les pelures de l’oignon, il y a plusieurs niveaux de culpabilité. Tout d’abord ceux qui ont commandité l’importation de ce matériau pour leur usage. Ensuite ceux qui ont monté l’opération pour faire croire à un arraisonnement bidon. Puis viennent les autorités portuaires et autres qui sont rentrées dans le jeu, probablement contre rétribution occulte, ceux qui ont fait fi de toutes les règles de sécurité et ont mis côte à côte du nitrate, du pétrole, et des explosifs. Sans oublier les responsables politiques qui ont couvert, ou pire encore, négligé. Et en bas, tout en bas, les soudeurs que l’on n’avait probablement même pas avertis du danger. Et même s’il devait s’avérer qu’un commando quelconque a mis le feu aux poudres, ça n’innocenterait pas tous les autres d’avoir permis l’accumulation de tous les éléments qui ont permis au drame d’avoir lieu…
Gros Gnon
11 h 21, le 04 juillet 2021