
Devant la banque centrale, à Beyrouth. Mohammad Azakir/ File Photo/Reuters
La crise économique et financière libanaise semble aujourd’hui à un tournant, suite aux multiples décisions et projets de loi en cours (contrôle des capitaux, circulaire de la Banque du Liban (BDL) sur la distribution de dollars « fresh »), cependant que les pénuries commencent à se faire sentir de plus en plus fortement (essence et autres carburants, produits médicaux et pharmaceutiques), en parallèle à une levée progressive des subventions annoncée depuis de nombreux mois, ainsi qu’à la chute continuelle de la livre libanaise qui a de nouveau franchi le seuil symbolique de 15 000 LL face au dollar. Des évolutions entraînant la montée de l’inquiétude au sein de la population, dont les repères commencent à s’effondrer. Que faut-il donc penser de tout cela, et « l’affolement » est-il aujourd’hui de mise ?
Il faut en réalité bien peser ce propos. Car si la situation est, à l’évidence, extrêmement difficile pour la majorité de la population – et pourrait même devenir dramatique si les autorités se révélaient incapables de maîtriser le dossier des subventions pharmaceutiques et médicales –, la question n’en demeure pas moins de savoir si le pays est véritablement dans une spirale incontrôlée, ou s’il tente malgré tout, par une série de mesures, de maîtriser tant bien que mal la situation, et à quel prix. Or si beaucoup reste à accomplir, il semble bien que l’essentiel, le « sale boulot », soit, lui, en train d’être fait. Et ce principalement par la BDL (dont, précisons-le, ce n’est pas le mandat), et, de manière plus modeste, par le gouvernement et le Parlement, avec beaucoup de retards et de manquements.
Quelles sont, en effet, les mesures à prendre face à la crise ? Elles sont principalement au nombre de cinq : rétablir l’équilibre de la balance des paiements, régler la question de la crise bancaire, ainsi que celle de la dette et du déficit public, maintenir un filet de sécurité socio-économique minimal pour les Libanais et enfin trouver le moyen de relancer l’économie – ce qui impliquera d’unifier, in fine, les taux de change dollar/livre.
Concernant la balance des paiements, le travail a pour l’essentiel déjà été fait, de manière relativement brutale – comme lors de toute crise. Les restrictions imposées depuis octobre 2019 sur les transferts à l’étranger et les retraits bancaires en dollars (effectués notamment en livres au taux de 3 900 LL/USD), couplées aux limites croissantes imposées aux retraits des comptes bancaires en livres (dont la valeur en dollars a, elle, été divisée par dix du fait de la dépréciation de la monnaie nationale), ont en effet eu pour conséquence de limiter fortement le pouvoir d’achat des Libanais, réduisant d’autant la consommation et provoquant une chute des importations de moitié (le Liban important l’essentiel de sa consommation), cependant que les autres sorties de fonds (tourisme des Libanais à l’étranger, envoi de fonds des travailleurs immigrés au Liban vers leur pays d’origine) se réduisaient de façon drastique.
De son côté, la dynamique d’envoi de fonds de la diaspora vers le Liban (les « remittances ») s’est maintenue, facilitée par la mise en place des comptes bancaires en devises « fresh », soit les comptes ouverts pour accueillir des fonds arrivés après le 17 novembre 2019, et sur lesquels il n’y a pas de limite de retrait par principe. Le secteur bancaire a donc opéré, de ce fait, une distinction entre les fonds « anciens » (entrés avant le 17 novembre 2019), désormais largement irrécouvrables, et les fonds « nouveaux » ou « frais » ; une distinction qui ressemble fortement à celle entre « bonne » et « mauvaise » banque (« good bank / bad bank ») utilisée généralement lors de faillites bancaires (et notamment lors du crash du Crédit lyonnais durant les années 1990), où l’on crée une société financière « parallèle » à la banque afin d’accueillir toutes les mauvaises créances, tandis que la banque elle-même ne conserve que les bonnes créances (les clients ne conservant à la banque, dans ce cas, qu’une tranche seulement de leurs avoirs, correspondant à la partie « saine » de la banque, le restant se transformant en actions dans la « mauvaise » banque). C’est exactement le même principe qui est appliqué dans le cas libanais, sauf qu’ici, la « mauvaise » banque correspond, de fait, à la totalité du secteur bancaire (pour les dépôts d’avant le 17 novembre 2019), tandis que la « bonne » banque correspond a priori à tous les comptes « fresh » ouverts dans toutes les banques.
Si l’ampleur du désastre est donc actée, il n’en reste pas moins que l’ouverture de ces comptes « fresh » a permis de rétablir une crédibilité minimale afin de pouvoir notamment recevoir les envois de fonds en provenance de la diaspora, qui viennent soutenir le niveau de vie des familles et, de facto, la balance des paiements.En conséquence, le déficit courant, qui se situait entre 8 et 10 milliards de dollars jusqu’en 2019, est tombé à près de trois milliards de dollars (et encore moins en comptabilisant les entrées de fonds acheminées en billets par les personnes elles-mêmes). Si la dépréciation rapide de la livre, couplée aux restrictions sur les retraits en dollars, a donc sur la population des effets extrêmement pénalisants, elle pourrait cependant peut-être redonner au Liban une chance de restaurer sa compétitivité-prix et de développer un modèle économique plus équilibré, reposant davantage sur les exportations, les services et le tourisme, et moins sur la rente financière et l’importation de capitaux. De fait, c’est bien l’échec du modèle de rente financière qui est à l’origine de la crise bancaire, le secteur bancaire (qui avait placé l’essentiel de ses avoirs – et des dépôts de la population – auprès du secteur public et de la BDL) ayant échoué, lui, à attirer suffisamment de capitaux pour continuer à financer le déficit de l’État et de la balance courante, du fait notamment de la guerre syrienne, de l’instabilité politique et sécuritaire au Liban et du retrait de nombreux investisseurs étrangers, en parallèle au ralentissement marqué de l’économie depuis plusieurs années. Les banques se sont donc retrouvées, en 2019, en quasi-cessation de paiements, l’État et la BDL ne pouvant plus les rembourser.
Une volonté d’engager la résolution de la crise bancaire
Pour autant, on ne peut pas dire aujourd’hui que les autorités ne font rien face à la crise : les mesures déjà prises depuis son déclenchement montrent au contraire une volonté claire d’engager la résolution de la crise bancaire, avec une politique menée certes en catimini, « à la libanaise », mais de façon extrêmement brutale et efficace – même si la population continue de payer entre-temps un prix exorbitant.
Le contrôle des capitaux « officieux », accompagné de la dépréciation de la livre ainsi que de la « lirification » des dépôts en dollars (payés aux déposants au taux de 3 900 LL), a en effet permis aux banques de tenter de rembourser à bon compte leurs dettes, représentées pour l’essentiel par les dépôts, puisque la part de ces derniers en livres a été payée aux déposants grâce à la création monétaire engagée par la BDL, tandis que les dépôts en dollars sont de même progressivement remboursés en livres (au compte-gouttes). Derrière l’échange d’accusations répétées entre les banques, l’État et la BDL, chacun se renvoyant la responsabilité de la crise, la réalité est donc bel et bien que ces trois acteurs sont engagés dans un processus de liquidation des dettes où chacun tente de trouver son compte. Aux dépens, hélas, de la majorité de la population – ce qui est souvent le cas lors de crises similaires.
Dans ce processus, l’insécurité voire la panique des déposants joue en outre un rôle-clé (la psychologie étant, on le sait, une donnée fondamentale de l’économie). C’est cette panique qui a permis d’alimenter la dépréciation rapide de la livre sur le marché noir (la population s’étant ruée sur le dollar comme valeur refuge) et, par contrecoup, la montée du « haircut » implicite sur les retraits en dollars (les déposants retirant chaque dollar « bancaire » à 3900 LL pour racheter ensuite le dollar « fresh » sur le marché noir à plus de 15 000 LL actuellement, soit une décote de près de 75 %).
C’est cette panique qui a permis au secteur bancaire de nettoyer son bilan, les déposants s’étant rués sur les achats de biens immobiliers pour sortir leur argent des banques, permettant à ces dernières de réduire d’autant leurs dépôts en dollars, devenus pour elles des dettes insolvables, tandis que les promoteurs immobiliers (auparavant en crise depuis plusieurs années) utilisaient, eux, ces ventes pour rembourser leurs crédits bancaires tout aussi insolvables.
Et c’est enfin cette même panique qui pourrait, peut-être, constituer demain l’élément essentiel du dénouement de la crise bancaire, l’instant où les gros déposants se verraient offrir par les autorités (ou par le FMI lui-même) le choix – cornélien – d’accepter un rééchelonnement substantiel de leurs dépôts sur 10 ou 15 ans (les dépôts seront bloqués pour 15 ans), éventuellement accompagné d’une décote substantielle. Ou, sinon, de voir s’effondrer définitivement le secteur bancaire et, avec ce dernier, la quasi-totalité de leurs dépôts, déjà frappés d’un « haircut implicite » de 75 % sur les retraits, et qui pourrait dans ce cas augmenter davantage (les bons du Trésor libanais en dollars, sur lesquels l’État a fait défaut, étant, eux, cotés sur le marché secondaire avec une dépréciation de près de 90 %). Devant cette perspective, les gros déposants, qui refusaient à l’origine la perspective du « haircut » (et à qui les responsables politiques avaient promis en 2020 que celui-ci ne se produirait pas), seraient-ils mieux disposés à accepter demain les conditions du FMI et de la communauté internationale, une fois le travail de « nettoyage » financier bien entamé ?
Nettoyage
Ce « nettoyage », les chiffres le montrent clairement : la dette publique libanaise, qui avoisinait 90 milliards de dollars en 2019, se partageait en effet entre la dette en livres pour 55 milliards environ, et celle en devises (essentiellement des dollars) pour 35 milliards de dollars. Or la valeur réelle de la dette en livres, du fait de la dépréciation de celle-ci (de 1 500 à 15 000 LL pour un dollar), a été divisée par dix, et avoisine 5 milliards de dollars ; tandis que la dette en devises, elle, a purement et simplement fait l’objet d’une cessation de paiement proclamée en mars 2020 par le gouvernement Diab. En attendant une renégociation de celle-ci, la dette en devises, qui cote à un peu plus de 10 % de sa valeur d’origine, ne vaut donc pas plus de 4 milliards sur le marché secondaire, et l’ensemble de la dette publique libanaise ne ferait plus que l’équivalent de 10 milliards de dollars au stade actuel.
De leur côté, les dépôts bancaires, qui étaient de près de 170 milliards de dollars en 2019 (dont 50 milliards en équivalent livres libanaises et 120 milliards en dollars), ne se monteraient, eux, plus en avril 2021 qu’à 110 milliards de « lollars » selon la BDL, plus 39 000 milliards de livres (soit 2,6 milliards de dollars environ au cours du marché noir). Si l’on appliquait cependant sur tous les dépôts le « haircut » actuel de 75 % sur les retraits en « lollars », la valeur résiduelle de ces dépôts ne serait plus aujourd’hui que de 27,5 milliards de dollars, et l’ensemble des dépôts (dollars + livres) ne ferait pas plus de 30 milliards.
Cette chute vertigineuse de la valeur réelle des dépôts bancaires (qui auraient perdu plus de 80 % en 18 mois !) ne peut ainsi qu’illustrer combien la crise libanaise, sous des apparences incontrôlées et désordonnées, est en train de créer une nouvelle réalité : celle où les dettes du secteur bancaire envers les déposants pourraient, in fine, être renégociées en les réduisant sensiblement (et en trouvant un compromis « médian » que les déposants seraient, alors, trop heureux d’accepter). Or, comme les banques ont placé l’essentiel de leurs avoirs chez l’État et la BDL, toute réduction de leurs dettes signifiera une réduction similaire et considérable des dettes de l’État et de la banque centrale, ouvrant la voie à un règlement de la crise bancaire et, simultanément, de la dette publique.Devant cela, certains, au Liban, se prennent déjà à se féliciter de ce « coup de massue » financier et monétaire, arguant que les autorités libanaises ont mâtiné le travail pour la communauté internationale, qui n’aura plus alors qu’à venir, bientôt, comme sur un tapis rouge, relever le Liban de son ornière. Cependant, et même si beaucoup de choses ont été faites, il n’y a pas de quoi pavoiser, car cette gestion de la crise « à la libanaise » comporte aussi de graves lacunes, puisqu’elle entraîne un coût social et économique exorbitant, plonge la majorité de la population dans l’inconnu, sans proposer – pour l’instant – de plan clair pour la sortie de crise, et en contraignant les autorités à poursuivre un exercice de jonglage financier et monétaire particulièrement périlleux.
*Ceci est la première partie d’un décryptage en comptant trois. Le deuxième volet sera publié dans notre édition de mardi.
commentaires (17)
Où sont les juges, où sont les avocats, où sont les grands juristes? Tous occupés à imaginer comment défendre au mieux ces fieffés voleurs qui ont ruiné le pays. Bien sûr, il est beaucoup plus lucratif d'être avocat d'une banque qu'avocat d'un pauvre déposant plumé jusqu'à l'os!
Georges Airut
10 h 50, le 22 juin 2021