Alors que la situation du Liban empire de jour en jour, les experts qui suivent la crise depuis près de deux ans continuent de réfléchir à un processus de redressement viable, à l’image de l’économiste Jean Tawilé qui a exposé son approche dans nos colonnes le 29 mai dernier ou encore de l’expert financier Imad Azar invité durant le week-end écoulé pour une conférence organisée à Harissa (Kesrouan) à l’invitation du député Chamel Roukoz. Un exercice auquel s’est également prêté mercredi dernier le financier Henri Chaoul, qui a exposé via son compte Twitter les composantes d’un nouveau plan de restructuration des pertes financières du pays, en tenant compte de leur évolution depuis la publication du plan gouvernemental élaboré par le cabinet Lazard il y a un peu plus d’un an.
Le plan Lazard, qui établissait un des rares bilans assez complets des pertes financières du pays, avait servi de base de travail lors des discussions avec le Fonds monétaire international (FMI) sollicitées par le Liban dans le sillage du défaut de paiement sur les obligations d’État en devises (eurobonds) en mars 2020. Henri Chaoul faisait d’ailleurs partie, avec l’ancien directeur général des Finances Alain Bifani, des membres de l’équipe de négociations nommée par le gouvernement. Ils ont claqué la porte en dénonçant un « sabotage » du processus, côté libanais.
Quels chiffres ?
Les détails du plan peuvent être consultés via le compte Twitter de Henri Chaoul. Ses auteurs précisent d’entrée qu’il ne saurait être appliqué seul et devra forcément s’inscrire dans le cadre d’un programme d’assistance du Fonds monétaire international qui s’accompagnera forcément de toute une batterie de réformes – loi de contrôle des capitaux, unification des taux de change et filets de sécurité sociale pour les plus vulnérables – et d’une restructuration de la dette publique, qui s’élève à 96,8 milliards de dollars. Les auteurs comptent également sur la possibilité que le déclenchement de l’ensemble de ces processus aboutisse au déblocage de l’enveloppe de plus de 11 milliards de dollars réservés depuis la conférence de Paris d’avril 2018 (CEDRE).
Préparé par une équipe de « professionnels de la finance », ce nouveau plan se concentre sur le traitement des pertes du secteur financier, et plus précisément celles des banques et de la Banque du Liban. S’agissant de cette dernière, les auteurs estiment que ses réserves nettes de devises sont négatives, à -65 milliards de dollars, soit la différence entre ce qu’elle possède (15 milliards de dollars de « réserves liquides ») et ce qu’elle doit (80 milliards de dollars de dette envers les banques). Ces pertes sont liées à moitié aux injections de devises afin de défendre le taux de change dollar/fixe depuis 1997, l’autre moitié aux paiements effectués pour le compte de l’État, entre les avances du Trésor à Électricité du Liban (EDL) ou le remboursement d’eurobonds, le tout depuis 2013. Le plan du gouvernement avait, lui, estimé l’année dernière les pertes brutes totales à 177 000 milliards de livres, pour des pertes nettes de 121 000 milliards de livres, en considérant un taux de change à 3 500 livres pour un dollar. Malgré l’importance de ces pertes, Henri Chaoul considère qu’il est encore possible de les traiter en protégeant les petits et moyens déposants qui détiennent encore entre 85 et 95 % des comptes en devises dans les banques libanaises, les comptes en livres n’étant pas pris en compte dans ce plan.
Il reconnaît que la situation actuelle du pays rend encore plus inévitable qu’il y a un an la nécessité de procéder à une ponction significative sur les dépôts, mais estime que la stratégie proposée sera à même d’assainir le secteur bancaire, de façon qu’il puisse recommencer à financer l’économie. « Ce plan définit les points qui devront être négociés entre les principales parties prenantes, la BDL, l’Association des banques et l’État. C’est à eux de trouver un terrain d’entente. Normalement, c’est le gouvernement qui doit imposer une solution, mais le problème, c’est que l’État est aux abonnés absents depuis 20 mois. Or, le temps presse et ce sont des centaines de millions de dollars qui sont perdus tous les jours pendant lesquels on laisse la situation se détériorer », a encore précisé Henri Chaoul.
Les objectifs du plan
Pour servir les objectifs à atteindre, les auteurs du plan suggèrent en premier lieu de garantir tous les dépôts qui se trouvent sous un certain seuil, qui évolue en fonction de trois scénarios alternatifs, soit 50 000 dollars (option A), soit 100 000 (option B), soit 200 000 (option C). Ces sommes pourront être retirées dans les limites de ce qui sera autorisé par une loi de contrôle des capitaux cohérente qui devra être élaborée et votée. Ils ne seront donc pas totalement bloqués, mais ne pourront normalement pas être retirés d’un coup avant un certain temps. Leur valeur en devises sera, elle, intégralement préservée.
Ce sera aux parties prenantes de s’entendre sur l’une de ces trois options. Dans l’option A, ce sont 85 % des comptes en devises qui seront préservés dans leur intégralité, contre 91 % pour l’option B et 95 % pour l’option C. Les auteurs du plan semblent considérer que l’option A est la meilleure, car la taille du secteur bancaire après traitement des pertes sera alors proportionnelle à la taille de l’économie réelle du pays, contrairement aux options B et C, où il sera encore considéré comme « trop grand ».
Peu importe le scénario privilégié, le traitement préconisé permettra aux grands déposants de récupérer près de 40 % de la valeur totale de leurs dépôts, dont 30 % en dollars et 10 % répartis en action dans les banques et en livres.
La méthode de traitement
Dans chaque scénario, tous les comptes dont le solde est supérieur aux seuils identifiés recevront le montant correspondant (50 000, 100 000 ou 200 000 dollars) dans les mêmes conditions que les autres en ce qui concerne la possibilité de les retirer, plus un certain pourcentage en devises. Les montants restants sur les comptes en question seront divisés en deux parties égales qui seront chacune traitées différemment.
La première sera « lirifiée de manière responsable », c’est-à-dire convertie en livres à un taux de 1 500 livres pour un dollar, afin de « contrôler l’inflation » liée à l’augmentation de la masse monétaire en livres. Ces montants « lirifiés » seront bloqués pendant cinq ans avec des limites de retrait annuel à 20 % du montant total. La seconde moitié sera ponctionnée et sera transférée au capital des banques contre des actions au profit du détenteur du ou des comptes concernés (bail-in). À travers ce bail-in, l’actionnariat des banques sera modifié. Les anciens actionnaires ne constitueront plus que 37,6 % (dans l’option A) des propriétaires de banque, alors que les déposants représenteraient plus de la moitié (62,4 %). Cette méthode de « dilution partielle » des actionnaires n’est pas une méthode orthodoxe en finances selon laquelle ce sont les propriétaires qui doivent en premier lieu payer, rappelle Henri Chaoul, qui se justifie en expliquant que ce plan se place « in the middle of the road » (à équidistance) entre les différentes parties. Selon lui, cette nouvelle disposition entraînera un système de gestion bancaire plus indépendant et plus diversifié. C’est une des raisons pour laquelle il précise qu’il s’agit d’une approche réalisable vis-à-vis de la réalité de l’économie politique actuelle.Enfin pour les comptes des très grands déposants, tous les montants en devises supérieurs au seuil de 2 millions de dollars seront convertis en actions perpétuelles émises par la BDL, mais rattachées au capital des banques. Les actions perpétuelles n’ont pas de maturité, point auquel l’émetteur de l’action doit rembourser la totalité de l’apport effectué en contrepartie par celui qui la détient + le coupon annuel (la rémunération annuelle du titre). La distribution de ces actions perpétuelles va permettre de « réduire la taille du secteur bancaire ». Le plan suggère en outre qu’elles soient garanties par certains actifs détenus par la BDL, comme la Middle East Airlines (MEA) ou le Casino du Liban. Le remboursement au déposant des montants engagés pourrait alors, lui, être financé via le recouvrement des fonds volés au pays, proposent encore les auteurs.
Enfin, les banques devront, elles, convertir en livres et à 1 500 livres une partie de leurs dépôts à la BDL libellés en devises. Montant qui sera, pour chaque banque, équivalent au total des montants des dépôts de ses clients qui ont été « lirifiés » à 1 500 livres pour un dollar dans les proportions prévues. Les banques devront aussi effacer une partie de l’ardoise en devises que la BDL leur doit pour un montant équivalent aux deux tiers des actions perpétuelles dont il est question plus haut. Cette proportion des deux tiers se justifie parce que les dépôts bancaires à la BDL constituent actuellement les deux tiers de leurs actifs. Le plan Lazard avait impliqué une suppression indirecte de la dette de la BDL envers les banques, en indiquant que l’État ne paierait pas ses dus à la BDL.
Ce plan ne sera pas nécessairement appliqué à toutes les banques et dépendra de la qualité de leur portefeuille, de leur exposition à la dette publique, aux eurobonds, aux titres de dette émis par la BDL, etc.
commentaires (24)
On ne modélise pas la perte des économies de tout un peuple sur un tableau Excel tout en sirotant son petit whiskey sur une terrasse parisienne. Il y a une clique au pouvoir qui a volé ses citoyens avec la complicité des banques et de la BDL. Les potences avant les tableaux.
paznavour
09 h 20, le 15 juin 2021