
Le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé. Joseph Eid/AFP
Beaucoup s’interrogent sur les innombrables circulaires émises à une cadence infernale par la banque centrale (BDL). D’autant que certaines détonnent avec la proposition de loi sur le contrôle des capitaux examinée par le pouvoir législatif, tandis que d’autres contredisent ses propres circulaires antérieures. Du coup, faut-il y voir le signe d’une confusion ou d’un plan calculé ?
Il y a deux semaines, la Banque mondiale a publié un rapport qui a fait couler beaucoup d’encre dans la presse, du fait d’un passage qui décrit la crise libanaise comme l’une des pires connues dans le monde depuis plus d’un siècle. Si on la rapporte au PIB actuel et projeté, il ne fait aucun doute que ce constat est juste. Sauf qu’en en discutant récemment avec un journaliste, je me suis rendu compte qu’il n’arrivait pas à concilier le constat établi par ce rapport et ce qu’il voyait dans les bars de Gemmayzé, les restaurants et les plages bondés du pays : d’une certaine manière, le Liban, c’est Caracas en semaine et une sorte de « spring break » en Floride le week-end. Je lui ai dit que pour mieux comprendre la situation, il devrait plutôt se pencher sur un autre rapport de la Banque mondiale, publié en décembre dernier et dont le titre – « La dépression délibérée » – est beaucoup plus précis, quoique moins mélodramatique (ce qui explique sans doute qu’il n’ait pas bénéficié de la même couverture médiatique).
Quand on y pense, au plus fort de la crise, on estimait que 6 000 comptes pesaient près de 90 milliards de dollars, soit 52 % des dépôts. Cela signifie en fait que les pertes du secteur bancaire concernent surtout ces 6 000 personnes qui détiennent en moyenne 15 millions de dollars dans leurs comptes. La crise actuelle porte donc surtout sur les avoirs du segment le plus riche de la société libanaise, et toute cette affaire pourrait être résolue assez facilement d’une manière qui protège le reste de la population de la misère atroce qu’elle doit actuellement subir – à commencer par le taux de change flirtant avec les 16 000 USD/LL, ou les pénuries massives de médicaments et de carburant.
Comme nous l’avons déjà dit et répété, la solution à ce problème repose sur une distribution équitable des pertes. Ainsi, si 6 000 personnes détiennent 52 % des dépôts bancaires, alors les mêmes personnes devraient assumer a minima 52 % des pertes. Sans doute plus, car, en moyenne, le compte d’un millionnaire rapporte des taux d’intérêt bien plus élevés que ceux des comptes de 10 000 dollars, créant ainsi un passif artificiel bien plus important. Sans parler des avantages dont ils bénéficiaient déjà à l’époque où ces intérêts étaient versés et dépensés pour leur style de vie somptueux et leur consommation ostentatoire. En outre, certains titulaires de comptes ouverts de longue date ont déjà pu récupérer leur mise initiale – et parfois bien plus – grâce à l’accumulation des intérêts. Des intérêts qui ont bien entendu été financés par l’apport des nouveaux déposants – d’où l’usage du terme de schéma de Ponzi.
En fait, le plan actuel du gouverneur de la BDL Riad Salamé, en collaboration avec le cartel bancaire (l’ABL) et l’acquiescement d’un système judiciaire généralement assez passif sur le sujet, consiste aussi à procéder à une forme de distribution des pertes. Le problème est qu’elle est tout sauf équitable. L’essence du plan repose sur la « lirification » des dépôts : pour chaque retrait effectué au taux de 3 900 LL/USD, une décote « volontaire » de près de 75 % (par rapport au cours actuel) est appliquée de fait ; tandis que les chèques en « lollars » se négocient désormais pour 20 % (en « vrais » dollars) de leur valeur nominale. Or, dans un système respectable et juste, à partir du moment où les banques ont cessé de payer à leurs clients le montant demandé sur leurs comptes courants dans la même devise, elles auraient dû être déclarées insolvables, et tous les biens de leurs dirigeants et des membres de leur conseil d’administration saisis, conformément à la loi libanaise. Les banques auraient été renflouées par les déposants (au moyen de nouvelles actions) ce qui signifie notamment que lorsqu’une banque vend sa succursale à l’étranger, en Égypte ou en Turquie par exemple, les dollars réels tirés de la vente pourraient servir à rembourser les déposants - ces derniers ayant désormais une influence, en tant que nouveaux actionnaires, sur la politique d'allocation de ces ressources. Il se trouve que dans le système actuel, les banques sont protégées par la banque centrale contre cette éventualité, ce qui leur permet de faire ce qu’elles veulent avec les rares dollars qui leur restent. On peut par exemple envisager qu’une partie de cet argent a été utilisée pour faire sortir en douce les propres avoirs de leurs actionnaires, ainsi que ceux de leurs amis et de leur famille – et en particulier les « personnes politiquement exposées » pouvant aider à fournir une couverture légale à cette mascarade.
Concrètement, la stratégie de « lirification » consiste en quelque sorte à parier qu’à un moment donné, une fois que les réclamations des déposants seront réduites à un niveau gérable (elles ont déjà baissé de 30 % par rapport à leur plus haut niveau), les actionnaires actuels pourront recapitaliser à peu de frais, malgré la perte de la plupart des richesses des déposants. Or, voir ainsi des banques perdre la majeure partie de l’argent de leurs déposants sans que leurs propriétaires ou leurs dirigeants n’en subissent la moindre conséquence constituerait un cas sans précédent d’aléa moral.
Les dernières acrobaties (ou circulaires) de la BDL sont l’une des manifestations de ce plan. Si la « lirification » est son but, il est clair qu’appliquer ce principe à 140 milliards de dollars (soit la valeur totale des dépôts) décimerait la valeur de la livre. Comment ? Étant donné que la plupart des gens continueront à se rendre au marché noir pour convertir ces montants en dollars réels (pour épargner ou consommer), cela pourrait finir par faire chuter la livre à un niveau à 6 chiffres par rapport au dollar. Cette perspective est néanmoins reportée au moyen de la rareté artificielle de la monnaie créée par les restrictions sur les retraits en livres. Des restrictions qui ont par ailleurs eu pour effet d’engendrer un écart entre la livre bancaire (appelons-la « bira ») et la livre en espèces – écart qui pourrait aller jusqu’à dépasser les 25 % si la politique actuelle se poursuivait.
Les expatriés envoient environ 7 milliards de dollars de fonds par an, ce qui représente en moyenne près de 600 dollars par mois et par famille, soit 10 fois le salaire minimum. C’est l’une des raisons pour lesquelles le pays ne sombre pas encore dans le scénario d’effondrement total auquel l’on assiste généralement lorsqu’une monnaie perd 90 % de sa valeur. Pour autant, ces familles n’ont pas un niveau de vie correspondant à cet énorme niveau de transferts de fonds.
Pourquoi ? Parce qu’une grande partie de ceux-ci est siphonnée par la banque centrale à travers le niveau artificiellement bas du cours de la livre. Mais pour mieux comprendre le principe, commençons d’abord avec un autre exemple plus simple à saisir, à savoir l’aide humanitaire des ONG : plus des deux tiers de cette aide en devises ont été absorbés par la BDL ou les banques qui l’ont ensuite reversée aux bénéficiaires au taux de 3 900 LL/USD, à l’époque où le dollar s’échangeait à plus de 12 000 LL sur le marché parallèle (une manœuvre qui a aussi été tentée, finalement sans succès, sur un programme d’aide de la Banque mondiale, via le taux scandaleux de 6 240 LL/USD). D’une certaine manière, ce raisonnement peut aussi s’appliquer en partie pour les envois de fonds que les gens reçoivent directement en dollars (par le biais de leurs comptes en dollars « frais » ou de sociétés de transfert d’argent) : dès qu’ils vont au marché noir pour les vendre, ils perdent la différence entre le taux appliqué sur le marché parallèle et ce que vaudrait vraiment la livre sans les restrictions – tandis que la BDL gagne la même différence sur une partie de ces fond (car, au cas où vous ne le sauriez pas, elle est le récipiendaire final de certains de ces dollars – le reste servant à financer les importations).
Le seul hic de ce plan est que les réserves de la BDL seront très certainement épuisées avant que les dépôts ne soient descendus à un niveau gérable. C’est là où les intérêts de Riad Salamé et ceux des banquiers naïfs qui croient encore en ce plan divergent : Salamé doit seulement continuer à tenir deux ans de plus, jusqu’à la fin de son mandat, sans épuiser ses réserves ; tandis que, si l’on poursuit ce plan jusqu’à l’épuisement des réserves, les banquiers devront, eux, faire face aux conséquences de son départ, à l’emballement total de la livre, voire à l’effondrement de ce qui reste de « loi et d’ordre » dans ce pays.
Ancien banquier et chroniqueur à « L’Orient-Le Jour ».
Il y a deux semaines, la Banque mondiale a publié un rapport qui a fait couler beaucoup d’encre dans la presse, du fait d’un passage qui décrit la crise libanaise comme l’une des pires connues dans le monde depuis plus d’un siècle. Si on la rapporte au PIB actuel et projeté, il ne fait aucun doute que ce constat est juste. Sauf qu’en en discutant récemment avec un journaliste, je me suis rendu compte qu’il n’arrivait pas...
Monsieur Azzi sait parfaitement que ses prescriptions ne sont qu'un détail dans le cadre de réformes profonde de gouvernance, de ses choix politiques et de son système éducatif pour que ce pays ressemble aux pays où les Libanais rêvent d'émigrer, des pays qui font ce qu'il faut pour être compétitifs afin d'attirer l'investissement durable. Répartition juste des pertes dit-il ? Fort bien mais comment compte-t-il trouver les non bancarisés qui ont profité de la subvention du peg pendant 25 ans et qui souvent continuent, comme le Hezbollah et ses gens ? Les réformes c'est ce qui est important sur la durée et elles impliquent entre autres la mise hors la loi du Hezbollah, FL, CPL et autres bandes malfaisantes ou stupides en plus de laïciser le pays . Par contre ses prescriptions c'est en quelque sorte la bourse ou la vie pour que nous ayons le droit de survivre et c'est sur quoi compte le système pour se faire oublier et vivoter en attendant mieux.
22 h 39, le 19 juin 2021