
Illustration: 89Stocker/Bigtock
Au bon vieux temps, celui de l'illusion de la prospérité, la classe politique régnait sur les masses libanaises en utilisant certains leviers de pouvoir, à savoir la distribution de prébendes et autres avantages indus. Pour les pauvres et la classe moyenne, cela pouvait notamment prendre la forme d'emplois publics inutiles, voire complètement aberrants. Bref, des emplois qui ne devraient même pas exister. Par exemple, quelqu'un que je connaissais avait été embauché il y a quelques années par la tristement célèbre compagnie ferroviaire… alors que les trains ont cessé de circuler il y a plus de 30 ans. Et alors que cette personne est décédée il y a quelque temps, son salaire est toujours versé à sa famille. Avec cet emploi, son zaïm s’assure donc sa loyauté et celle de sa famille. Et au frais de la princesse, c’est-à-dire du contribuable. Quoi de plus efficace, pour s’assurer une loyauté et un soutien sans failles, que de confondre ainsi les ressources humaines de l’administration et celles, financières, des Libanais…
Une autre variante de ce mode opératoire consiste à proposer son aide à un autre obligé du même genre pour, par exemple, lui permettre d’obtenir un document administratif, disons un permis de construire, en graissant suffisamment les rouages de la machine administrative pour débloquer sa délivrance jusque-là « retardée ».
Ça c’est pour les « petits » clients : pour ceux des classes supérieures, les pots-de-vin changent de dimension et le bénéfice ne se mesure pas qu’en termes de loyauté. Disons qu’un contrat de 25 millions de dollars doit être attribué pour construire un pont ou un autre projet d’infrastructure : non seulement le contrat sera attribué, évidemment indûment et de manière non transparente, à un obligé ; mais il sera facturé 50 millions de dollars – les 25 millions excédentaires étant bien entendu partagés entre le politicien et son laquais.
Las, maintenant que le pays est de facto en faillite, les vieilles ficelles ne marchent plus ou, du moins, pas aussi bien qu’avant. Et pas parce que les zaïms ont subitement retrouvé la foi, mais tout simplement parce qu'il n'y a plus assez de fonds à dilapider de cette façon.
Du coup, dans cette nouvelle conjoncture, quels peuvent bien être les nouveaux leviers clientélistes du pouvoir ? Comme vous l’avez peut-être déjà remarqué, l’un des plus évident pour les partis politiques ou de riches politiciens est de se répartir les vaccins importés par voies privées, pour les redistribuer ensuite à la clientèle de leur parti ou à des recrues potentielles.
Une méthode plus sophistiquée se passe dans les banques. Supposons que vous ayez 100 000 « lollars » bloqués dans une des banques libanaises. Au mieux, vous pouvez en retirer une petite partie, disons 1000 dollars par mois en livres, à un taux de conversion de 3900 LL/USD. Vous perdez ainsi deux tiers de leur valeur une fois que vous les rechangez en vrais dollars, ou comme les banquiers les appellent, des « dollars frais » – ce qui fait au passage du Liban le seul pays au monde où l’on adosse au billet vert un adjectif qui conviendrait plutôt aux légumes de la même couleur…
Imaginez maintenant que l'un des zaïms du pays appelle le directeur d'une banque et lui demande« poliment » de vous permettre de retirer une partie de cet argent, disons 5 000 dollars – en espèces ou via un virement à l'étranger –, vous lui devriez alors une fière chandelle. Il ne faut pas oublier en l'absence d'une loi sur le contrôle des capitaux, l'approbation d'une telle transaction se fait au sein même de la banque : soit au niveau du directeur de la succursale soit, dans le pire des cas, au niveau du directeur général ou du président. Imaginez maintenant qu’un banquier de haut reçoive ce genre d’appel de tel ou tel politicien, qui ferait pression pour autoriser ce type de retrait : quelle serait sa réaction ? Prendrait-il vraiment le risque de s’y opposer, en se présentant comme une sorte de parangon de vertu intrépide et courageux ?
En réalité la seule limite véritable à sa marge de manœuvre est d'ordre logistique : il doit pouvoir disposer de vrais dollars auprès de ses banques correspondantes à New York. Mais même dans le cas contraire, cela ne créerait un inconvénient mineur pour le zaïm, qui se verrait obligé de passer un autre appel à la Banque centrale (c’est-à-dire de devoir tirer deux ficelles plutôt qu’une), pour fournir les fonds requis…C’est ce type de transactions que j’appelle les « super wasta ».
Attention, contrairement aux idées reçues, le facteur principal pour en bénéficier n'est pas la taille du compte : c'est plutôt l'importance de son titulaire aux yeux du zaïm. Soit parce qu'il s'agit d'un de ses proches, par exemple le responsable de sa sécurité ou un membre du Parlement, dont il peut maintenant préempter le vote ; soit parce qu'il a besoin de lui pour quelque chose ; soit même parce que la personne qui plaide sa cause a su toucher un point sensible, son âme charitable si on veut. Dans ce dernier cas, je ne serais pas étonné que ces personnes se convainquent qu'elles font preuve de bienveillance en agissant comme cela : un peu comme un don dans le panier de l'église après la confession, pour s'absoudre de ses péchés.
Bref, si vous vous demandez pourquoi une loi sur le contrôle des capitaux n'a toujours pas été adoptée plus d'un an après que ce dernier a été appliqué dans les faits de manière illégale et capricieuse par les banques, la réponse est tout simplement parce que cela a donné le temps et l'opportunité aux personnes connectées de mettre les voiles...
Bien sûr, le fait que les masses libanaises aient accepté cette mascarade sans vraiment broncher a aussi aidé à faire du Liban le seul pays au monde où les gens ne peuvent pas accéder librement à leur argent sans même qu'une loi ne les en empêche. Mais après tout, se monter toujours gentil, complaisant et fataliste : n'est-ce pas rester fidèle à la vraie définition de la « résilience » à la libanaise ?
Dan Azzi est un ancien directeur de banque et chroniqueur à L'Orient-Le Jour.
commentaires (7)
je n'ai percu AUCUNE utilite a cet article. decrire ce qu'aucun libanais n'ignore !
Gaby SIOUFI
17 h 27, le 15 avril 2021