« Je suis tellement déprimée ! Je ne vois pas le bout du tunnel. Je n’arrive même plus à me projeter dans l’avenir, parce qu’en quelques mois, le pays s’est complètement effondré, son système bancaire, sa monnaie, son économie, son éducation et maintenant ses hôpitaux. » Ce cri de désespoir, lancé par Myrna Mezher, épouse et mère de famille, pourrait être celui de tout Libanais dont le moral est au plus bas face à la superposition, depuis l’été 2019, des crises politique, financière, sécuritaire et sanitaire.
Confirmant ces propos, une étude mondiale récemment publiée par l’institut américain de sondage Gallup révèle « les ravages émotionnels » des conflits économiques et politiques sur les Libanais, en 2019. « La tristesse a plus que doublé au Liban par rapport à l’année 2018, passant de 19 à 40 %. De même, les personnes en colère ont quasiment doublé, de 23 à 43 % », constate l’étude qui cherchait à entrevoir l’état d’esprit dans lequel la population mondiale a appréhendé la pandémie. Si « le stress, l’inquiétude, la douleur ont atteint des niveaux record » au pays du Cèdre, « les émotions positives ont reculé, elles, comme les sensations d’être bien reposé, d’éprouver du plaisir, de rire et de sourire, d’être traité avec respect ». Selon Gallup, le Liban fait partie de « ces pays qui traversent des montagnes russes émotionnelles ». « Nous savons pertinemment que l’horizon est bouché au Liban, affirme Jad H., un père de famille. Nous avons perdu tout espoir, sauf celui de quitter le pays. » Difficile dans ce cadre de rester positif. « Nous cherchons pour l’instant à survivre », précise-t-il.
Comme nombre de personnes, Myrna Mezher tente de relativiser malgré la noirceur ambiante. Mais la perte de son emploi et les restrictions bancaires drastiques qui l’empêchent d’envoyer l’argent nécessaire à ses enfants étudiant à l’étranger achèvent d’angoisser cette femme déjà traumatisée par la double explosion du port de Beyrouth, le 4 août dernier. « Ma mère a été blessée dans sa maison dévastée de Gemmayzé. En accourant pour la secourir, j’ai vu l’horreur », confie-t-elle. Et même si « la méditation » l’aide à soigner ses « crises de panique », celle qui se dit « rationnelle » se « raccroche aux prédictions du médium Michel Hayek, parce que nos politiciens sont incapables de nous rassurer, alors que sévit la pandémie ».
« Fatigué d’être Libanais »
L’abattement des Libanais est palpable. Palpable dans les conversations étalées sur les réseaux sociaux en cette période de confinement total et de rebond dramatique du virus. On y dénonce la corruption politique, la cherté de vie, les vies fauchées par le Covid-19. On y affiche son ras-le-bol, sa colère, ses angoisses. « Nous disons par réflexe que nous allons bien, mais en fait, nous n’allons pas bien du tout », lance tout de go un écrivain proche de la contestation populaire, Jean-Marie Kassab. Sur sa page Facebook, il a posté son ras-le-bol, « celui des Libanais surtout », précise-t-il. « Je suis fatigué, écrit-il. Fatigué de souffrir sans fin (…). De vivre dans la peur (…). Fatigué qu’on me mente sans vergogne. Fatigué d’être humilié (…). Fatigué d’être libanais ». À L’Orient-Le Jour, l’homme « activement impliqué dans la politique » observe « un pessimisme généralisé mû par la peur du lendemain, celle de voir les choses empirer et le pays sombrer encore plus, celle aussi de voir ses proches emportés par le Covid-19 ». « L’anxiété collective gagne les Libanais, note-t-il encore. Le pire, c’est qu’elle est contagieuse. »
De temps à autre, des drames éclatent. Des hommes s’immolent par le feu ou se suicident au moyen d’une arme à feu, parce qu’ils n’ont plus les moyens de faire vivre leur famille. Mais contrairement à certaines estimations, « le taux de suicide au Liban n’a pas augmenté dernièrement », constate Hiba Dandachli, directrice de la communication au sein de l’association Embrace, qui apporte une assistance aux personnes en détresse morale. « La population pourrait encore être en train de gérer ses émotions, essayer d’être forte », analyse la responsable. Autre raison qui expliquerait la non-recrudescence des suicides, « un nombre important de personnes ont quitté le pays ». « Et ceux qui restent cherchent à trouver un moyen de survivre, dans ces circonstances particulièrement dures », note Mme Dandachli. « En revanche, si la situation globale ne s’améliore pas, le taux de suicide risque d’augmenter à l’avenir », met-elle en garde.
Impossible de se projeter dans l’avenir
Ces états d’âme peuvent sembler une lapalissade. Il est toutefois nécessaire de reconnaître le mal-être des Libanais, d’en comprendre les mécanismes. « Les gens avaient tellement d’enthousiasme en octobre 2019, lorsqu’a éclaté le soulèvement populaire. Ils ne voulaient pas croire à une descente aux enfers, analyse Danielle Pichon, psychologue clinicienne. Et puis tout a basculé à partir de janvier 2020, lorsque les Libanais ont dû réduire leur niveau de vie, qu’ils ne trouvaient plus leurs produits essentiels et leurs médicaments. » Sont alors survenus le Covid-19 et l’explosion du port de Beyrouth, dans un contexte où « il n’existe plus aucune référence sécurisante ». « Les Libanais, qui étaient dynamiques, sociables et pleins de ressources, sont aujourd’hui privés de tout. Ce qui les empêche de se projeter dans un avenir positif », constate la psychothérapeute. En a découlé « un délabrement intérieur, une montée dramatique de l’angoisse, de l’anxiété, des peurs ». « C’est ce qui explique qu’ils sont devenus imperméables au Covid-19 », explique-t-elle. Même « les adolescents vivent une dépression masquée, qui se traduit par des troubles du sommeil notamment, car leur rythme est bouleversé », note la thérapeute qui travaille principalement avec des adolescents et de jeunes adultes. Les choses ont atteint un point tel que « les gens sont désormais incapables de prononcer des mots positifs, comme “Inchallah kheir’’ ou simplement “à demain’’ ».
Le sentiment d’impunité que renvoie la classe politique participe à renforcer la déprime collective. « Lorsque le Libanais crie qu’il a faim, nul ne l’écoute. Et lorsqu’il réclame aux banques les économies qu’il a mises de côté durant une vie entière, il n’y a personne non plus pour l’écouter », déplore Mona Charabaty, psychanalyste formatrice. « Une situation qui réveille les moments traumatiques en chacun d’entre nous », observe-t-elle. « D’où le mélange de colère et de désespoir, voire de haine aux envies mortifères à l’égard d’une classe politique qualifiée d’irresponsable », note la présidente de l’Association libanaise pour le développement de la psychanalyse (affiliée à l’Association psychanalytique internationale). Connu pour sa résilience légendaire, le Libanais en est même à se révolter contre ce concept. « Le traumatisme ne cesse de se répéter. La population n’a pas eu le temps d’entreprendre le travail nécessaire de métabolisation et de symbolisation, qu’un nouveau traumatisme l’a touchée », explique la psychanalyste. Se réveillent alors les douleurs physiques, maux de dos ou d’estomac… « La demande d’aide explose. Nous assistons à l’éruption de maladies auto-immunes, à l’aggravation des maladies déjà existantes », souligne Mme Charabaty. Parallèlement, les personnes en souffrance « manquent d’énergie », se sentent « incapables d’assumer une tâche ». « Certains remettent totalement en question leur choix de carrière », constate-t-elle. Fort heureusement, il reste « la solidarité, l’attention envers l’autre, l’amour partagé », qui permettent de tenir.Confronté à la crise du Covid-19, le monde entier traverse des moments difficiles. « Partout dans le monde, les chiffres des troubles anxieux et de l’humeur ont explosé. Le Liban n’est pas différent et la prévalence des maladies mentales y est quasi similaire à l’Europe et l’Amérique du Nord », note le Dr Wadih Naja, professeur de psychiatrie à l’Université libanaise. « L’impact des traumatismes multiples ponctués de violence méritent toutefois d’être étudiés », assure-t-il. « Plusieurs études sont en cours », annonce le psychiatre. Et plusieurs tendances se dessinent déjà.
« L’aggravation des maladies mentales déjà présentes chez 15 à 20 % de la population, l’apparition de nouvelles pathologies mentales pour d’autres, alors qu’une partie de la population dépassera le traumatisme, avec ou sans aide. » Mais en cette période de confinement où chaque personne se retrouve « seule face à son mal-être », le psychiatre adresse un message aux personnes en souffrance. « La télémédecine existe et se pratique couramment. Il est donc important de ne pas interrompre le suivi avec son psychologue ou son psychiatre et de n’arrêter aucune médication sans l’avis de son médecin », indique le Pr Naja. Le spécialiste invite aussi les familles à respecter l’espace privé de chacun de leurs membres. « Car le confinement fait des dégâts », reconnaît-il. Il est aussi nécessaire de « garder le contact avec ses amis », de « pratiquer un sport, car 30 % de la santé mentale est liée au sport », et, enfin, de « limiter la consommation d’alcool ».
Canaliser la colère dans la politique
Les affects ressentis par les Libanais trouvent aussi leur interprétation socio-politique. « La grande majorité des émotions sont rentrées. Elles montrent combien le Libanais se recroqueville », observe le politologue Joseph Maïla. « Seule la colère est extériorisée. Une passion salutaire, à la condition qu’elle soit canalisée et organisée dans la politique », prévient-il. La colère a pris « la forme de la thawra », de « l’accusation et de l’insulte », « langages éminemment politiques ». « Car le peuple endure et n’est toujours pas sorti de la guerre de 1975. Or dans le malheur, il doit s’exprimer, estime M. Maïla. Il doit surtout traduire sur le plan politique l’émotion collective, face au mépris qui lui opposent les politiciens. »
Autre réalité, les trois composantes essentielles du projet politique national se sont désintégrées, hormis celles du Hezbollah : « La vision s’est perdue du fait de la crise politique et on ne sait plus quel Liban nous voulons. Les chefs, on les insulte. Et on n’a plus la liberté d’action pour entrer en relation les uns avec les autres », regrette le professeur de géopolitique, qui insiste sur la nécessité de reconstituer un corps social. Joseph Maïla met surtout en garde contre la violence. « Je crains, confie-t-il, que cette société libanaise brutalisée et humiliée par la maladie, la violence et la milice, qui fait l’expérience de la frustration et du ressentiment, ne recoure à la violence. »
commentaires (8)
Donc si je comprends bien certains, c'est à cause du peuple que le pays est en faillite, ruiné, vendu, pillé, occupé et pris en otage par des mercenaires. C'est bien ça ? Parce qu'avant le 17 octobre 2019 le pays était un modèle pour toute la planète, surtout depuis 2016 !
Robert Malek
18 h 55, le 19 janvier 2021