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Société - Explosions du port de Beyrouth

Anesthésie émotionnelle, tristesse, angoisse : après le 4 août, toutes les nuances du syndrome de stress post-traumatique

Près de 20 % des personnes ayant vécu un trauma collectif développeront un syndrome de stress post-traumatique (SSPT). La recherche d’une aide médicale est recommandée d’autant que le SSPT a des conséquences sur la vie professionnelle, familiale et sociale.

Anesthésie émotionnelle, tristesse, angoisse : après le 4 août, toutes les nuances du syndrome de stress post-traumatique

Le port de Beyrouth dévasté par une double explosion survenue le 4 août. Anwar Amro/AFP

Plus de quarante jours après l’explosion du 4 août, Roula* ressent toujours une vive angoisse à chaque fois qu’elle se rend à Achrafieh. En ce jour, elle venait de rentrer dans sa maison située à Accaoui, lorsque la catastrophe s’est produite. L’appartement a été fortement endommagé. Son époux, sa belle-mère et elle-même ont été « miraculeusement sauvés ». « Je n’ai jamais entendu et vu quelque chose de pareil, raconte-t-elle. En quelques secondes, tout a volé en éclats. Comme dans les films. Mon mari a reçu des éclats de verre à la jambe. J’avais peur. Tout le monde dans l’immeuble criait. C’était la panique. Je n’arrivais pas à parler. »

Depuis ce jour, Roula loge à Bickfaya. « Les trois premiers jours, je sentais que je voulais pleurer, mais je n’arrivais pas à le faire, confie-t-elle. Je fonctionnais normalement. Ce n’est que trois jours plus tard que j’ai commencé à verser quelques larmes. Les premières semaines qui ont suivi l’explosion, à chaque fois que j’arrivais au niveau de Dora, j’avais les larmes qui coulaient toutes seules. Sans aucune raison. Ma situation empirait dès que je rentrais à la maison. Jusqu’à présent j’ai le cœur serré et j’ai envie de pleurer. Je n’arrive pas à y rester longtemps, bien que les travaux aient bien avancé. J’ai hâte de sortir. Je ne m’y sens plus en sécurité, alors que c’était mon havre de paix. »

Le ressenti de Roula est fréquent après une catastrophe d’une telle ampleur. Son cas n’est pas isolé. Nombreux sont ceux qui jusqu’à présent n’arrivent pas à « s’en sortir ». « Quel que soit le trauma, la personne qui l’a vécu en a témoigné ou a connu quelqu’un qui l’a vécu pourrait passer par un état de stress aigu dont les symptômes sont diversifiés, explique le psychiatre Wadih Naja. Ils peuvent aller d’une anesthésie émotionnelle à un manque de concentration, en passant par la tristesse, l’absence de motivation et d’énergie, un sentiment de repli, une peur, une angoisse, des idées récurrentes sur la catastrophe ou encore un évitement des lieux. »

Choc émotionnel
C’est le cas de Omar. Gravement blessé le 4 août, alors qu’il se trouvait seul dans sa maison à Achrafieh, il a passé six jours en soins intensifs, avec une grosse blessure dans le dos et six côtes brisées qui ont généré un pneumothorax (remplissage d’air dans la cavité pleurale, c’est-à-dire entre les poumons et la cage thoracique). « Je ne me suis toujours pas rendu à Mar Mikhaël et Gemmayzé, confie-t-il. Je crains d’avoir un choc émotionnel. J’essaie de me protéger et de me concentrer sur ma convalescence. Mais je vais finir par y aller. Ça me démange. »

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Depuis le 4 août, Omar repense très souvent à l’explosion, « sans pour autant faire des cauchemars ». « Le jour de l’explosion, j’étais dans un état de déni physique et mental, affirme-t-il. Je ne sentais rien, alors que je saignais et que j’avais les côtes brisées. Je pensais à faire des choses pratiques, comme le fait de ranger les passeports et mon laptop, de fumer une cigarette et de voir qui des voisins avait besoin d’aide. Il n’en reste pas moins que je pense tout le temps au trou que j’ai dans le dos. »

« Les symptômes relatifs à l’état de stress aigu durent généralement entre trois et trente jours, poursuit le Dr Naja. En général, les interventions thérapeutiques consistent en une thérapie cognitive et comportementale, qui pourrait être accompagnée, selon les cas, par l’administration d’antidépresseurs. »

Pour certains, aucune intervention spécialisée n’est nécessaire. Il faut laisser le temps agir pour assimiler le traumatisme. C’est ce qui s’est passé avec Mirna*. Cette femme de 50 ans vit à Achrafieh depuis bientôt deux ans. Elle était à peine sortie de l’immeuble dans lequel elle habite lorsque l’explosion s’est produite. Les vitres de sa chambre à coucher ont été soufflées. « En voiture, j’ai senti le sol trembler, puis j’ai entendu l’explosion, se souvient-elle. J’ai regardé dans le rétroviseur et j’ai vu le champignon. C’était terrifiant. »

Les deux premières semaines qui ont suivi l’explosion, Mirna n’est pas retournée dans son appartement. « À chaque fois que je m’apprêtais à m’y rendre, je sentais comme une boule au ventre, dit-elle. J’avais du mal à retourner sur les lieux. Je ne voulais pas haïr cette ville que j’aime tant. Puis au fil des jours, l’angoisse et la peur se sont lentement dissipées. Il m’a fallu un mois pour me décider à revenir à la maison. »

Pour essayer de se calmer, Roula se répète que « la foudre ne frappe pas à deux reprises au même endroit ». « J’essaie d’apprivoiser l’idée que je vais rentrer chez moi et m’y sentir à nouveau en sécurité. Je dois reprendre une activité physique. Cela m’aidera à aller de l’avant », dit-elle.

Une pathologie invalidante
Si les symptômes ressentis dans l’état de stress aigu persistent au-delà d’un mois, il est clair que l’individu développe le syndrome de stress post-traumatique. « Il est important de consulter un psychologue pour une évaluation de la situation et un psychiatre pour un éventuel traitement par antidépresseurs, d’autant que le SSPT est une pathologie très invalidante, avec des conséquences sur la vie professionnelle, familiale et sociale, insiste le Dr Naja. Elle pourrait amener aussi à sombrer dans l’abus d’alcool ou de substances. Il est donc conseillé d’intervenir le plus tôt possible, au stade de l’état de stress aigu, pour éviter le passage au SSPT. »

Outre le SSPT qui toucherait selon les statistiques mondiales « jusqu’à 20 % de la population ayant vécu un trauma collectif », et ce dépendamment de la résilience de chaque individu, qui est conditionnée par l’histoire et le parcours personnels et le bagage génétique, la catastrophe du 4 août a fait « resurgir, chez des personnes déjà traitées et probablement stabilisées, des pathologies mentales comme les troubles de l’humeur (dépression ou bipolarité) ou d’autres troubles anxieux : les phobies, le trouble de panique et l’anxiété à titre d’exemple ». « Les réseaux sociaux ne facilitent pas la chose, puisque l’individu est bombardé à longueur de journée d’images rappelant la catastrophe », constate le Dr Naja, qui souligne que chez certaines personnes « la culpabilité du survivant » va être ressentie.

Nora* fait partie de cette catégorie de gens. « Je me sens coupable de ne pas avoir été blessée, alors que d’autres personnes ont perdu la vie ou se sont retrouvées handicapées, avoue-t-elle. J’ai un sentiment de honte et de culpabilité, parce que j’ai repris mon sport. Je trouve qu’il est indécent de vivre normalement, alors que d’autres n’ont pas encore fini de panser leurs plaies, pleurer leurs morts et réparer leurs maisons. »

« En général, la culpabilité du survivant passe spontanément, rassure le Dr Naja. La présence des amis, les activités et le sport aident beaucoup dans ce sens. Parfois, on a recours à des thérapies d’inspiration analytique ou psychodynamiques qui peuvent aussi aider à dépasser cet état. » Et de reprendre : « Après un trauma de cette ampleur et qui de surcroît était inattendu, il est difficile de reprendre une vie normale immédiatement. Toutefois, il faut s’inscrire dans une certaine routine qui permet de retrouver des points de repères, sans culpabilité. La routine rassure. Il est important donc de ne pas s’enliser dans l’isolement et l’oisiveté, de s’occuper et faire du sport. Il faut éviter l’alcool, puisqu’il constitue un piège et qu’on peut sombrer facilement dans l’abus, sachant que l’alcool ne va pas aider à dépasser cette catastrophe. Au contraire, il pourrait en raviver encore plus les souvenirs. »

« Mon bunker »
Omar s’est retrouvé une certaine routine, « dans la mesure où sa convalescence le lui permet ». Mais l’incendie au port, survenu le 10 septembre, a ravivé le trauma vécu lors de l’explosion. « Je suis toujours actif sur les réseaux sociaux, assure-t-il. Je pensais avoir dépassé le trauma, jusqu’à ce que l’incendie ait eu lieu. » En ce jour, Omar était également seul à la maison. « On ignorait encore ce qui se passait et l’incendie semblait difficile à maîtriser, raconte-t-il. J’avais les mains qui tremblaient et le cœur qui battait fort. C’était incontrôlable. J’étais dans un état de panique. J’ai dû prendre deux tranquillisants pour me calmer. Je ne savais plus où aller dans la maison. Je voulais éviter le couloir, que je pensais être l’endroit le plus sûr, mais où j’ai été blessé la première fois. J’essayais de réfléchir vite. Je me suis rappelé que ma chambre était celle qui a subi le moins de dégâts. Je m’y suis réfugié. J’ai pris mon téléphone, mais je n’arrivais pas à appuyer sur les touches. Soudain, la chambre n’était pas suffisante. J’imaginais la fenêtre qui allait sauter. Je revoyais dans ma tête les images des personnes qui ont été défigurées. Je me suis alors protégé le visage avec l’oreiller. Mais j’ai pensé que c’était tout aussi insuffisant. Finalement, je me suis dit que le chat qui avait échappé à l’explosion s’était réfugié dans l’armoire. C’est un gros meuble en bois, dans lequel il y a une multiprise. Je m’y suis finalement enfermé. J’ai amené avec moi mes téléphones et mon laptop. J’y suis resté deux heures jusqu’à ce que ma famille arrive. Mais je ne suis pas sorti tout de suite. Comme l’incendie était incontrôlable, je m’y suis réfugié de nouveau pendant une demi-heure. C’était mon bunker. Avec la fumée toxique, ma femme a décidé de sortir de Beyrouth pendant deux jours. J’adore ma maison. Mais ce jour-là, j’étais ravi de partir. Je ne pouvais pas rester à Achrafieh. J’y suis retourné trois jours plus tard. »

Une colère légitime
Sandra* est consommée par la colère. « Tous (les responsables politiques) savaient et ils n’ont rien fait pour éviter la catastrophe, martèle-t-elle. Je leur en veux d’avoir mené le pays dans cet abîme. Ce qui me met hors de moi, c’est qu’aucun d’entre eux n’a fait preuve de compassion. La moitié de la ville a été détruite et pas un jour de deuil n’a été décrété. Plus encore, ils continuent de vivre comme si de rien n’était. Et de surcroît, ils continuent de se disputer, sans aucun scrupule, leur part du fromage. Comme s’il restait encore quelque chose à se partager dans ce pays. Ils ne veulent même pas nous faire sortir de la crise dont ils sont responsables ! »

Céline*, quant à elle, ressent une peine profonde. « Après l’explosion, j’ai senti que j’étais morte, se rappelle-t-elle. Pendant quelques secondes, je n’arrivais plus à respirer ni à bouger. Je me suis dit que j’étais morte et que cela était bête. Mais je suis de nature combattante, et lorsque je ressens une peine profonde, je ne me laisse pas aller. Ce soir-là, je suis rentrée chez moi et je me suis mise à balayer la cuisine pendant plus de quatre heures. Le lendemain, j’ai continué à nettoyer, parce que la maison a été endommagée. Je ne pouvais pas rester assise. La peine que je ressentais était immense. Comme après le décès d’un être cher. Trois semaines plus tard, je me suis rendue de nouveau sur la corniche. C’est mon lieu préféré et je ne voulais pas rester sur ce souvenir de la mort. »

« Chaque personne réagit à sa manière, constate le Dr Naja. Certains ont besoin d’être en colère. Si celle-ci est toutefois canalisée, elle peut être constructrice et salvatrice. Il y a des gens qui se sont réfugiés dans la spiritualité. D’autres ont perdu la foi et envisagent un départ définitif du Liban. »

Marc*, la quarantaine, fait partie de cette catégorie de gens. « Cela fait un moment que je pense à refaire ma vie ailleurs. Après l’explosion du port, j’ai pris ma décision. Il est impossible de continuer de vivre dans ce pays. Nous n’y avons même plus le luxe de nous projeter dans l’avenir. L’incendie du port a renforcé ma décision. Et pourtant j’aime le Liban, mais je ne peux plus y vivre. Désormais, c’est une relation d’amour-haine que j’entretiens avec mon pays. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Plus de quarante jours après l’explosion du 4 août, Roula* ressent toujours une vive angoisse à chaque fois qu’elle se rend à Achrafieh. En ce jour, elle venait de rentrer dans sa maison située à Accaoui, lorsque la catastrophe s’est produite. L’appartement a été fortement endommagé. Son époux, sa belle-mère et elle-même ont été « miraculeusement sauvés »....
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