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The legal agenda - Juin 2020

Le référé, grand absent de la procédure administrative


Le référé, grand absent de la procédure administrative

Le contentieux administratif des référés, et plus précisément la diversification et le développement des procédures d’urgence qu’il établit, est aujourd’hui considéré comme l’un des critères les plus révélateurs de la crédibilité de l’État de droit, cet État dans lequel autant les individus que la puissance publique sont soumis au principe de légalité et où les droits et les libertés sont aussi bien garantis que l’intérêt général.

En effet, le développement des procédures d’urgence contribue à une plus grande efficacité de la justice administrative et à la transformation de son image, de celle d’une justice spectatrice qui se contente d’une annulation tardive des décisions administratives et d’une réparation insatisfaisante de leurs conséquences dommageables, à celle d’une justice réactive, voire proactive qui garantit, protège et sauvegarde aussi bien les droits et les libertés que l’intérêt général, et qui met rapidement et efficacement fin à tout abus ou arbitraire des pouvoirs publics.

Les graves lacunes et insuffisances des référés

Quant au Liban, malgré les modifications introduites en 1993 et en 2000 au statut du Conseil d’État, les procédures de référés n’en sont pas demeurées moins timides et souffrent encore de lacunes importantes et d’insuffisances qui empêchent le juge administratif libanais d’atteindre la posture susmentionnée, celle de garant des droits, des libertés et de l’intérêt général.

En effet, les modifications de 1993 et de 2000 ont bien institué certaines procédures de référés, mais les ont réduites à un article unique et orphelin, qui se contente d’énumérer les quatre référés suivants : le référé constat, le référé conservatoire, le référé provision et le référé précontractuel.

1) L’exclusion des référés cardinaux

On dénote en premier lieu l’absence, dans l’état actuel de la loi, de plusieurs procédures de référés cardinaux, notamment celles susceptibles de garantir le mieux la célérité et l’efficacité de la justice administrative, le droit à un procès équitable et les droits de la défense, ainsi que le respect de la légalité et la sauvegarde de l’intérêt général. Il s’agit essentiellement du référé suspension, du référé libertés, du référé contractuel et du référé instruction.

Le référé suspension

Le référé suspension permet au juge administratif de suspendre les actes administratifs unilatéraux contestés devant lui. Un tel référé est vital et demeure la seule arme dont dispose l’administré pour lutter contre le privilège du préalable de l’administration, le caractère exécutoire des actes administratifs, ainsi que l’absence d’effet suspensif des recours juridictionnels proclamé par l’article 77 du statut du Conseil d’État. Dépourvu de cette arme, l’administré doit subir les conséquences de l’acte potentiellement illégal jusqu’à son retrait par l’administration ou son annulation par le juge. Les conséquences intervenues entre-temps sont parfois irréversibles. Il existe certes, pour y remédier, une procédure prévue à l’article 77 du statut du Conseil d’État, de sursis à exécution. Cette procédure, telle qu’elle est actuellement prévue, est néanmoins particulièrement inefficace, entre autres pour les raisons suivantes :

– Son champ d’application est en effet très partiel puisque en sont exclus tous les recours tendant à l’annulation d’un décret réglementaire ou à l’annulation de toute décision relative à la protection de l’ordre, ou de la sécurité, ou de la paix, ou de la santé publique. En d’autres termes, les actes potentiellement les plus attentatoires aux droits des administrés sont exclus de la procédure de sursis à exécution !

– Par ailleurs, le sursis à exécution demeure particulièrement inefficace à l’égard des décisions administratives de rejet, la suspension d’une telle décision n’aboutissant pas nécessairement à la prise d’une décision positive contraire par l’administration, le juge administratif ne disposant pas, en l’état actuel du droit, du pouvoir d’injonction à l’encontre de l’administration. Une telle décision de suspension, si jamais le Conseil d’État acceptait de la prendre, risquerait bien de demeurer inefficace.

– Enfin, la procédure de sursis à exécution est assortie de conditions strictes, le dommage susceptible d’être subi par le requérant devant être un dommage d’une grande gravité et les moyens justifiant l’action au fond devant être à la fois sérieux et « importants ».

De nombreuses affaires sont révélatrices des conséquences de l’absence de ce type de référés, parmi lesquelles figure la fameuse affaire du port phénicien, au cours de laquelle le Conseil d’État a rejeté la demande de « l’Association pour la préservation du patrimoine libanais » tendant à ordonner des mesures provisoires protectrices permettant l’arrêt de l’exécution des travaux dans le port phénicien. Le Conseil d’État a justifié sa position en considérant qu’une telle mesure « implique nécessairement la suspension de l’exécution de la décision du ministre tendant à exclure le terrain de la liste des monuments historiques et de suspendre le permis de construire, si celui-ci existe. Or ces deux types de mesures sont expressément exclus des compétences du juge des référés ». Cette position du Conseil d’État a permis à l’entreprise chargée des travaux de continuer les opérations de creusage et de construction, ce qui a abouti à la destruction et la disparition des vestiges.

Le référé libertés

L’autre référé cardinal faisant cruellement défaut en procédure administrative contentieuse libanaise est le référé libertés. Certes, ces libertés demeurent un minimum protégées par le juge judiciaire à travers sa réception de la théorie de l’emprise irrégulière et de la théorie de la voie de fait. Cette dernière trouve à s’appliquer chaque fois que l’administration commet une irrégularité manifeste portant atteinte à une liberté ou au droit de propriété.

Cependant, la théorie de la voie de fait n’englobe pas toutes les atteintes à une liberté. Le juge judiciaire se reconnaît compétent uniquement dans deux situations :

– La première est celle selon laquelle la décision administrative portant atteinte à une liberté ou au droit de propriété doit être manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à l’administration. Par suite, un simple rattachement de la décision portant atteinte à une liberté à une compétence administrative prive les juridictions judiciaires de leur compétence et laisse l’administré désarmé face à l’administration.

– La deuxième situation est celle d’une administration qui procède à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières d’une décision même régulière. Il s’ensuit que l’administré se retrouve privé de la garantie offerte par les juridictions judiciaires dès lors que l’administration n’a pas besoin de recourir à l’exécution forcée de ses décisions attentatoires aux libertés.

Une autre raison de craindre l’absence de référé libertés en procédure administrative contentieuse est la conception que la jurisprudence judiciaire peut se faire des libertés protégées. La jurisprudence risque en effet de concevoir d’une manière très restrictive les libertés concernées par la voie de fait et ainsi réduire la compétence protectrice du juge judiciaire, qui ne concernera plus alors que les seules libertés individuelles et non plus les autres libertés fondamentales ou publiques. En ce qui concerne le droit de propriété, le juge judiciaire pourrait aussi exiger que l’atteinte portée au droit de propriété conduise à l’extinction de ce droit, pour se reconnaître compétent.

Les situations dans lesquelles l’administré se trouve dépourvu de ces garanties juridictionnelles risquent donc d’être de plus en plus fréquentes. Il ne disposera plus alors, face à l’administration, que du recours au fond, avec toutes ses lenteurs et son inadaptation. En effet, le juge administratif au Liban n’a toujours pas les moyens de faire cesser en urgence de telles atteintes. Son pouvoir d’injonction est presque inexistant, et il lui est expressément interdit, par l’article 77 du statut actuel, de prononcer le sursis à l’exécution des décisions visant à la protection de l’ordre public, qui sont virtuellement les mêmes qui portent atteinte aux libertés, individuelles soient-elles, ou autres.

Le droit comparé est révélateur des conséquences de l’absence de ce référé en droit libanais. Par exemple, dans le contexte de l’adoption par les États de mesures strictes et attentatoires aux libertés pour limiter la propagation du virus Covid-19, on remarque que les citoyens et les associations en France ont eu recours à ce type de procédure pour obtenir la fin des mesures adoptées par le gouvernement et portant atteinte à des libertés publiques. Nous avons alors pu apprécier comment le juge français disposait bien des moyens nécessaires pour s’opposer aux atteintes non justifiées à ces libertés par les autorités publiques, tandis que le citoyen libanais s’est retrouvé incapable de contester juridiquement les décisions de son gouvernement.

Le référé contractuel

La troisième procédure de référé non prévue par le statut du Conseil d’État est le référé contractuel. Si la loi de 2000 prévoit bien un référé précontractuel (d’ailleurs atteint de plusieurs imperfections, comme on le verra plus tard), le contrat contesté, une fois signé, n’est plus susceptible de référés. L’absence d’un tel référé nuit gravement au respect par les autorités des règles de transparence, de publicité et de la concurrence, qui auraient pu être protégées par les mesures susceptibles d’être prises dans le cadre d’un référé contractuel, comme les mesures de suspension de l’exécution du contrat, les mesures d’annulation du contrat pour défaut de respect des règles de publicité ou pour méconnaissance des modalités de mise en concurrence, voire le prononcé de la nullité du contrat signé en dépit de la suspension de cette signature décidée dans le cadre du référé précontractuel prévu par l’article 66.

Le référé instruction

Enfin, la quatrième procédure de référé non prévue par le statut du Conseil d’État est le référé instruction, qui aurait permis au juge d’assurer une plus grande protection du justiciable en lui permettant de demander le recours à une expertise aux fins par exemple de chiffrer un dommage ou d’en déterminer les causes, ce que le référé constat, prévu par l’article 66, ne permet pas de faire.

2) Les défauts entachant les référés existants

Au-delà de l’inexistence des référés susmentionnés, les référés effectivement prévus par l’article 66 souffrent d’importantes lacunes. Il s’agit donc du référé constat, du référé conservatoire, du référé provision et du référé précontractuel.

D’abord, ces référés ne sont pas dispensés du ministère d’avocat, ce qui pourrait tendre à décourager les administrés d’y recourir. En outre, les conditions entourant l’exercice de ces référés sont pour le moins insuffisamment précisées. Ainsi en est-il par exemple du délai pour le prononcé du jugement dans le cadre du référé précontractuel. Par ailleurs, le référé précontractuel souffre de plusieurs lacunes susceptibles d’affecter gravement son efficacité. Par exemple, son seul exercice n’a aucun effet suspensif de la signature du contrat. La suspension est en effet donnée à titre simplement facultatif au président du tribunal. Cette signature, si elle intervient avant ou pendant l’instance, mènera donc à l’irrecevabilité ou au non-lieu. Ces lacunes sont naturellement aggravées par l’éventuelle absence de délais d’attente avant la signature du contrat, ainsi que par l’inexistence de référé contractuel. Ces failles encouragent les autorités à procéder à une « course » à la signature du contrat, dans le but d’entraver le référé précontractuel, et d’immuniser davantage le contrat illégalement signé.

Enfin, le droit au procès équitable, dans le cadre de ces référés, semble également atteint par l’absence de voies de recours suffisantes contre les décisions rendues par le juge des référés. En effet, et à l’exception du référé précontractuel, les référés sont insusceptibles d’appel. Est seulement ouverte la voie de l’opposition devant la chambre compétente, avec participation du rapporteur au jugement. Autant de mises en cause des garanties du procès équitable et de l’efficacité de la justice administrative.

*Docteur en droit, maître de conférences à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, avocat à la Cour

Le contentieux administratif des référés, et plus précisément la diversification et le développement des procédures d’urgence qu’il établit, est aujourd’hui considéré comme l’un des critères les plus révélateurs de la crédibilité de l’État de droit, cet État dans lequel autant les individus que la puissance publique sont soumis au principe de légalité et où les...

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