Contrairement à de nombreux pays, les principes du procès équitable sont rarement abordés dans les débats publics sur les performances de la justice. Cette lacune du débat public est susceptible de masquer les facteurs qui empêchent la garantie d’un procès équitable et, par conséquent, bon nombre de réformes nécessaires. L’examen minutieux de l’organisation du Conseil d’État, avec ce qu’il comporte comme atteintes constantes aux conditions d’un procès équitable, confirme cette réalité. Preuve en est :
Les critères d'indépendance de la justice ne sont pas pris en compte
À l’examen de la manière dont les affaires du Conseil sont gérées et des conditions des juges qui en sont membres, nous constatons l’absence de garanties d’indépendance de la justice, qui constitue évidemment la plus importante garantie d’un procès équitable. Cette réalité découle clairement des pouvoirs excessifs conférés à une seule personne, à savoir le président du Conseil d’État. Elle est également liée à la composition du Bureau qui est responsable des carrières des juges et dont les membres sont désignés par le gouvernement (et parfois parmi des juges ne faisant pas partie du Conseil). Ceci est contraire aux normes internationales, qui exigent que la gestion des carrières des juges soit confiée à un organe dont les juges élisent au moins la moitié des membres, et qui est composé de personnes qui ne sont pas des juges. Nous constatons également que ces normes ne sont pas respectées lors de l'examen des procédures de nomination des juges, compte tenu des nombreuses formes de discrimination entre les candidats pour intégrer l'Institut d'études judiciaires sur la base de critères non objectifs. Nous constatons également cet état de fait dans la hiérarchie judiciaire et dans les nombreuses formes de discrimination entre les juges fondées sur d'autres critères qui ne sont ni objectifs ni justifiés. Cette réalité transparaît également de la privation des juges de garanties fondamentales comme la garantie de non-transfert d’un juge sans son consentement, ou des conditions d'un procès équitable.
Violation du droit d’accès à la justice
Par ailleurs, le droit d’accès à la justice reste insuffisant comme nous pouvons le déduire de l’organisation du Conseil d'État. Cette réalité transparaît à travers les faits suivants :
- Absence de mécanismes d'aide judiciaire, et impossibilité d'engager des procédures sans avocat dans les recours en excès de pouvoir,
- Violation du principe de la juridiction de proximité étant donné que la juridiction administrative est basée jusqu'à présent à Beyrouth en raison de l’incapacité de créer des tribunaux de première instance dans les mohafazats (gouvernorats).
- Absence de mécanismes de résolution rapide des différends pour de nombreux litiges qui ne souffrent aucun retard, comme les recours contre les décisions de privation de libertés ou autres cas similaires (couvre-feu ou interdiction de manifester, etc.). L’absence de ces mécanismes conduit pratiquement à la perte de cette liberté ou à la suspension de l’exécution de décisions règlementaires aux effets dangereux, ce qui porte atteinte au principe de la légalité,
- Limitation de la capacité et de l'intérêt à engager des actions en annulation pour excès de pouvoir, comme il ressort de nombreuses décisions rendues récemment dans des affaires environnementales et financières. Cet état de fait conduit dans la pratique à entériner de nombreuses décisions administratives même si elles constituent une violation fragrante de la loi. Cette tendance est confirmée par la réponse du Parlement à une proposition de loi visant à permettre à cinq députés de présenter des recours contre des décisions administratives dans des affaires spécifiques, lors de sa session en avril 2020.
Absence des conditions d’un procès équitable
Cet état de fait ressort d’un ensemble de facteurs :
- La méthode de désignation des juges participant à l’élaboration du jugement, compte tenu du fait que les présidents des chambres contrôlent pratiquement la désignation et le remplacement de ces juges sans permettre aux parties au litige de connaître leur identité, ce qui porte atteinte à un certain nombre de garanties. Parmi ces garanties, la désignation du juge sur la base de critères antérieurs à la survenance du litige, y compris la composition de formation de juges égaux n’ayant aucun pouvoir sur les autres membres de la formation ni la capacité de les remplacer ; par ailleurs, l'identité de ces juges doit être connue des parties au litige de manière à pouvoir demander la récusation ou la révocation d’un juge en cas de soupçons légitimes de partialité. Démarche impossible si l’identité des juges n’est pas connue.
- Violation de l’obligation de tenir une audience publique étant donné que le code de procédure ne prévoit pas d’audiences en présence des parties au cours desquelles elles peuvent plaider devant les juges, en présence de citoyens, de partis politiques, d’associations de défense ou des médias.
- Violation du principe du double degré de juridiction en raison de l’incapacité actuelle de créer des tribunaux de première instance dans les mohafazats comme déjà expliqué.
- Violation du droit du citoyen de recourir à un organe juridictionnel (en cassation) pour l’unification de la jurisprudence.
Absence de jugements exécutoires
Enfin, l’une des principales conditions d’un procès équitable n’est pas réunie en raison de l'absence de mécanismes efficaces d’exécution des décisions rendues contre des personnes de droit public. Le dysfonctionnement est accentué par les limites imposées au juge administratif, qui n’est pas autorisé en vertu de la loi à adresser des injonctions à l'administration, même dans les cas où cette injonction est le résultat naturel de la décision qu’il a rendue.