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The legal agenda - Juin 2020

« L’attribution d’une mission rémunérée » : une atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

Concurrence entre les juges administratifs pour gagner les faveurs de l’administration et du président du Conseil


« L’attribution d’une mission rémunérée » : une atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

L’une des principales failles de l’organisation du Conseil d’État concerne l’attribution aux juges du Conseil de missions consultatives auprès des administrations publiques en vertu d’une décision du président du Conseil. Des travaux rémunérés par l’administration publique auprès de laquelle ils exercent leur mission, comme le précise l’article 15 du règlement du Conseil d’État. En plus de violer le principe de séparation entre les pouvoirs judiciaire et exécutif et de conférer une autorité hiérarchique excessive au président du Conseil, l’octroi de ces missions ouvre une brèche favorable à la discrimination entre les juges et à des tentatives de subordination.

Nous présentons ici certaines formes de missions que nous avons pu identifier avant de passer en revue les risques associés à une telle pratique.

Comment une mission est-elle attribuée ?

Malgré les différentes formes de missions et la nature des entités pouvant les attribuer, la décision revient exclusivement au président du Conseil d’État. Celui-ci peut définir les critères de la mission ou se réserver le pouvoir discrétionnaire d’émettre la décision d’attribution d’une mission de manière à pouvoir l’attribuer, ou pas, à la personne de son choix. Tous les juges relevant du Conseil d’État, y compris les présidents des chambres et les vice-commissaires du gouvernement, peuvent se voir attribuer des missions. Il n’existe pas de registre public dans lequel seraient consignées les missions ou autorisations accordées aux juges administratifs, accompagnées du montant de leur rémunération pour ces missions. Des pratiques qui ont pour conséquences d’accroître le pouvoir discrétionnaire du président du Conseil d’État dans ce domaine. Par ailleurs, la rémunération versée à un juge pour des missions menées auprès d’une administration publique ou d’un comité varie d’un ministère à l’autre et d’un juge à l’autre, sans faire l’objet d’aucun contrôle.

Trois formes de missions ont été identifiées : la mission à durée déterminée (par exemple d’une durée d’un an), la mission tout au long de la durée du mandat du ministre ou du président de l’autorité concernée au sein du ministère et la mission à durée indéterminée.

Certains juges peuvent se voir attribuer plusieurs missions tandis que d’autres (qui ne bénéficient pas des bonnes grâces des administrations publiques) ne s’en verront attribuer aucune, créant un écart important de revenus entre les juges d’un même degré. En outre, de nombreux ministres ont pris l’habitude de désigner les juges à qui ils souhaitent attribuer des missions consultatives au sein de leur ministère via des demandes orales ou écrites d’attribution de mission adressées au président du Conseil d’État.

Si le nombre de missions attribuées aux juges reste tributaire du président du Conseil, cette perspective incite un grand nombre de juges administratifs à chercher à en obtenir davantage pour accroître leurs revenus. Un juge administratif interrogé par le Legal Agenda en 2018 confiait que certains de ses confrères du Conseil percevaient 12 à 20 millions de livres libanaises par mois en plus de leur salaire grâce à ces missions. Il révélait également que certaines de ces missions visent à gagner les faveurs du juge à qui elles sont confiées ou à lui permettre de faire de l’argent sans que la mission ne soit associée à un quelconque travail effectif. Ce même juge nous a également rapporté qu’il s’était plaint une fois auprès du président du Conseil de la grande discrimination exercée entre les juges, obtenant cette réponse laconique de son interlocuteur : « Le priver de son gagne-pain équivaut à une mise à mort. »

Le Legal Agenda a documenté les pratiques arbitraires de certaines autorités qui ont attribué des missions à des juges, leur confiant des missions supplémentaires qui se greffaient au travail initial au sein de comités créés par ladite administration ou au sein de ladite administration, sans en référer à la présidence du Conseil. Il s’agissait même parfois de missions ne requérant aucune expérience ou connaissance juridique. Nous citons à titre d’exemple le cas de l’ancien ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk, qui a attribué à un juge au sein du ministère de l’Intérieur la mission de présider un comité technique en charge de l’examen des appels d’offres internationaux pour la modernisation des centres d’inspection mécanique des véhicules. Des missions généralement illégales, puisqu’elles violent l’article 15 du règlement du Conseil d’État, qui exige qu’une mission soit attribuée en vertu d’une décision du président du Conseil et qu’elle soit limitée à des conseils juridiques. Bien qu’une décision du Conseil d’État ait annulé cet appel d’offres le 9 juillet 2018, elle a validé la violation, n’ayant pris, à notre connaissance, aucune mesure disciplinaire contre le juge en cause.

Quels risques associés à l’attribution d’une mission ?

Elle porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Au lieu que le pouvoir exécutif et que les administrations publiques exécutent leurs fonctions sous la supervision et le contrôle de la juridiction administrative, et peut-être même après l’avoir consultée, « l’attribution d’une mission » à des juges administratifs conduit à leur intégration au sein des équipes dont ils sont censés contrôler les décisions. Ce qui mène, en pratique, à la subordination des juges à l’exécutif et aux administrations publiques. Ce problème est accentué par la rémunération versée aux juges par l’administration publique, qui les emploie pour cette mission, et dont elle peut les priver si elle met fin à leur mission. En vertu du principe de séparation des pouvoirs, le salaire du juge est déterminé par une loi selon des critères spécifiques, sans que l’administration n’ait le pouvoir discrétionnaire de l’augmenter ou de le réduire. Ce qui peut affecter la légitimité des décisions, les autorités ayant tendance à abuser de leur pouvoir quand elles estiment qu’aucune autorité ne les contrôle.

Elle porte atteinte au principe d’indépendance des juges et constitue un cas flagrant de conflit d’intérêts. En raison de la fréquence des missions, le juge administratif a généralement un pied dans les tribunaux où il exerce ses fonctions jusqu’à midi et un autre dans l’administration publique où il exécute sa mission l’après-midi. Il perçoit également deux salaires ou plus : un salaire provenant de ses fonctions de juge et un ou plusieurs salaires provenant des missions qui lui sont attribuées, ce qui enfreint le principe de son indépendance financière, comme précédemment indiqué, et constitue un conflit d’intérêts flagrant. Bien que les conflits d’intérêts puissent être, théoriquement, gérés par le renoncement du juge à se prononcer sur la validité des décisions pour lesquelles sa consultation a été requise, cela n’est souvent pas possible quand le juge chargé de mission officie comme président d’une chambre. En effet, aucune décision ne peut être rendue sans qu’elle ne porte sa signature, et c’est lui qui désigne les membres du tribunal, y compris le juge rapporteur.

Elle légitime des mesures discriminatoires entre les juges, contraires au principe d’égalité entre eux. Cette discrimination se traduit non seulement par les disparités de revenus qui peuvent varier du simple au quintuple selon le nombre de missions confiées, mais aussi par la répartition inéquitable du travail, puisque les juges qui n’ont pas obtenu de mission se voient obligés d’exécuter les tâches les plus complexes, leurs confrères n’étant pas disponibles. Ce qui ne fait qu’augmenter le sentiment de frustration et d’injustice au sein des juges et accroît leur démotivation. Cet état de fait est lourd de conséquences pour l’état d’esprit des juges avec :

une tendance à se livrer concurrence afin de gagner les faveurs des administrations publiques et du président du Conseil d’État pour obtenir une ou des mission(s) qui engendreront des revenus supplémentaires. Chaque juge administratif devient le concurrent de ses confrères, ce qui a pour effet de les éloigner les uns des autres et de susciter un sentiment de méfiance ; - des sentiments de frustration, d’échec et probablement d’iniquité chez les juges qui n’ont pas les faveurs des administrations publiques et se voient rarement confier une mission. Un juge nous a rapporté que son fils de 13 ans lui reprochait de ne pas mener le même train de vie que ses confrères qui se voient attribuer de nombreuses missions et disposent donc de revenus plus conséquents.

Elle accentue le pouvoir hiérarchique du président du Conseil qui peut attribuer une mission à la personne de son choix. Cette prérogative vient s’ajouter à son pouvoir d’enquêter sur les infractions disciplinaires et comportementales, aux privilèges propres à la présidence de la première chambre, ou encore à celui de procéder à des mutations et à la répartition du travail. Cela peut susciter des craintes légitimes quant à un abus de pouvoir pour contrôler les décisions du Conseil.

Elle porte atteinte à la confiance du public dans le Conseil d’État en raison de la hausse du nombre de missions et des juges qui en sont chargés, notamment des présidents de chambre. Pour mener à bien leur tâche, ils sont intégrés aux administrations publiques au point de s’y fondre complètement. Cette perte de confiance des Libanais conduit à un sentiment de méfiance légitime généralisé.

Elle affecte les garanties d’un procès équitable. Outre l’impact négatif sur l’indépendance du pouvoir juridictionnel et les garanties de procès équitable qu’il suppose, il convient de noter que les plaideurs ignorent souvent le nom des juges assesseurs au sein du tribunal saisi d’une affaire, ce qui les prive de la possibilité de récuser des juges pour exercice d’une mission au sein d’une administration mise en cause. Par ailleurs, l’opacité concernant la nature des missions attribuées, étant donné qu’elles ne sont pas publiées officiellement, handicape les plaideurs dans leurs démarches.

Elle affecte l’efficacité du travail des tribunaux, notamment compte tenu des postes vacants actuellement. Un grand nombre de juges consacrent une partie conséquente de leur temps aux services de conseil rendus aux administrations publiques. Cette situation est aggravée par l’attribution de plusieurs missions à un seul et même juge, par le montant des rémunérations des missions qui dépassent sa solde initiale de juge et par l’absence de mécanismes d’évaluation au sein du Conseil. L’impact d’une telle pratique sur la productivité des juges s’accroît, d’autant que des missions peuvent être attribuées aux présidents des chambres qui doivent participer au prononcé des décisions rendues par leur tribunal.

Elle reste injustifiée. La mission attribuée au juge au sein d’une administration, d’une institution publique ou d’une municipalité ne concerne pas l’exercice d’une fonction judiciaire et ne requiert pas les qualifications et les garanties d’un juge. Elle peut être exécutée par un fonctionnaire justifiant d’une expérience dans le domaine du droit, par un avocat ou un conseiller juridique. Si la présence de juges au sein de ces administrations est susceptible, en principe, d’améliorer la qualité de leurs décisions, leur intégration dans les administrations publiques risque a contrario de les affecter de manière négative, en raison de la non-obligation de reddition de comptes.

L’une des principales failles de l’organisation du Conseil d’État concerne l’attribution aux juges du Conseil de missions consultatives auprès des administrations publiques en vertu d’une décision du président du Conseil. Des travaux rémunérés par l’administration publique auprès de laquelle ils exercent leur mission, comme le précise l’article 15 du règlement du Conseil...

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