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Lifestyle - Photo-roman

C’est quand « l’après ? »

Presque deux mois de confinement, de nouvelles peurs qui s’installent, la vie d’après toujours aussi floue, et un sublime printemps libanais venu malgré tout...

Photo Carl Gerges

Jour 50 ou 55, tu as arrêté de compter. De toute façon, plus rien ne compte, encore une journée pour rien. Ton calendrier, autrefois raturé de tous bords, débordant de rendez-vous de travail, de dîners et de fêtes, un mariage dans la Békaa et juillet sur une falaise des Cyclades, est vide, vidé comme ta vie de son sens. Chaque matin, devant ton miroir, tu passes les doigts dans ta barbe drue. Aller te raser est devenu une expédition superflue. Tu te laves juste pour la forme. Quant à l’existence de tes costards, tu t’en souviens à peine, maintenant que le pyjama est ton uniforme pour cette guerre à domicile. Chaque matin, tu es réveillé en sursaut par la même image, celle d’une vague qui déferle autour de toi, ta solitude comme un radeau qui penche, et ces deux questions qui te collent aux tympans : ça sera comment, « l’après ? », c’est quand, « l’après ? ».


D’une peur à l’autre
Alors, premier café d’une série dont tu perds le compte aussi. Tu trottes lentement vers ton ordinateur, vers cette toile qui t’emprisonne aussitôt et où tu essayes de recoller les morceaux d’un monde qui se défait. Les messages que tu envoies et que tu reçois ne commencent plus que par « j’espère que tu te portes bien », et se terminent invariablement par « tiens bon, sois prudent. À bientôt, j’espère ». Rien ne t’est arrivé, tes journées ressemblent à d’étranges vacances en solitaire, il n’empêche que tu ne t’es jamais senti aussi faible et fatigué. Quelques-uns de tes amis ont décidé de se « déconfiner », prenant leur bêtise pour du courage. Ils t’encouragent à les rejoindre sur une terrasse ensoleillée. Comme tout le monde au Liban, ils ont la belle-sœur d’un cousin qui est la fille d’un ponte de la médecine, ils connaissent un chirurgien, un dentiste, n’importe quoi, et assurent que la pandémie est derrière nous. Mais tout ce que tu vois, c’est cette courbe et son pic sanglant. Pourtant, à défaut d’amour, tu as appris qu’une peur en chasse une autre. À présent, bizarrement, tu crains moins le virus que l’autre maladie, qui pointe déjà, au Liban plus qu’ailleurs, et fauchera des vies par millions. La faim, la folie et la misère. Un homme à Baakline a tué sa femme et dix autres habitants, « chaghlé wou sarit  », dit-il à la télévision. La révolution vient d’enregistrer ses six mois, que tu célèbres seul, avec un verre de gin et ton poing en berne qui attend de cogner à nouveau sur les places. Tu as l’alcool facile. Avec le voisin de pallier, tu causes quelques minutes, en allant récupérer la nourriture qu’un livreur fantôme aura déposé à ta porte.


Quand les reverras-tu ?
Comme toi, il ne ferme pas l’œil de la nuit, partagé entre ses inquiétudes et la peur d’être contaminé. Il te raconte son pacemaker, sa fille coincée sans le sou en France, sa mère de 90 ans à qui personne ne tient la main. Comme toi, il voit le domino de sa vie s’effondrer, pièce par pièce ; son pécule, « la sueur de mon front », bloqué « en libanais » et qu’il ne reverra sans doute plus. Cinquante années de labeur et d’économies, comme ça, « balayées par des voleurs ». Il s’en veut d’être en colère, la même colère que la tienne. Tu viens d’avoir 45 ans, tu as célébré sur Zoom en compagnie de tes amis que le vent de l’émigration a éparpillés comme une traînée de poussière. Quand les reverras-tu ? Et célébrer quoi, tu te demandes, tes projets partis en fumée ? Cinq jours que tu n’es plus sorti. Le dehors s’est perdu dans une sorte de brouillard dont tu n’as des nouvelles qu’à travers les écrans auxquels tu restes englué. Le frigo s’est vidé, et entre deux discours du Dr Fauci sur ton écran, tu vois des amis prendre les sentiers embaumés de la montagne sur lesquels un printemps somptueux a déployé des couleurs oubliées. Et là, comme par magie, tu es pris d’une envie de t’aérer. Dans la rue, tu profites de ton masque pour faire semblant de ne pas reconnaître des connaissances que tu croises. Tu appelles ta mère que tu n’as pas vue depuis deux mois. « Je passe t’embrasser de loin, sous l’immeuble. » Elle sort à la fenêtre, « Enlève ce masque que je te vois ! ». Quand seras-tu autorisé à grimper, par deux, les marches vers la cuisine d’où s’échappe l’odeur de ton ragoût préféré ? Quand auras-tu le droit de faire ta sieste chez elle après le repas? Quand te couvrira-t-elle dans ton sommeil, comme avant ? Tu n’en sais rien. Mais son sourire accroché à la fenêtre et ses fleurs refleuries par magie te sont aujourd’hui la plus belle des promesses…

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Jour 50 ou 55, tu as arrêté de compter. De toute façon, plus rien ne compte, encore une journée pour rien. Ton calendrier, autrefois raturé de tous bords, débordant de rendez-vous de travail, de dîners et de fêtes, un mariage dans la Békaa et juillet sur une falaise des Cyclades, est vide, vidé comme ta vie de son sens. Chaque matin, devant ton miroir, tu passes les doigts dans ta barbe...

commentaires (1)

Que c’est joliment dit ce cauchemar que nous vivons, du coup il est plus supportable tellement poétisé. Nous vivons tous ces privations imposées et seuls au Liban nous n’aspirons pas à sa fin, car nous sommes persuadés que ce qui nous attend APRÈS, ne serait pas enviable même si ce présent est tout à fait detestable. Mais. U que ce confinement est universel, nous nous sentons un peu moins seuls pour une fois. Du coup l’isolement nous paraît comme une solitude choisie pour éviter la pollution de notre monde encrassé par des virus plus virulents qui trônent sur leurs siège, ,indecrottables que celui qu’on est en train de combattre.

Sissi zayyat

11 h 09, le 28 avril 2020

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Commentaires (1)

  • Que c’est joliment dit ce cauchemar que nous vivons, du coup il est plus supportable tellement poétisé. Nous vivons tous ces privations imposées et seuls au Liban nous n’aspirons pas à sa fin, car nous sommes persuadés que ce qui nous attend APRÈS, ne serait pas enviable même si ce présent est tout à fait detestable. Mais. U que ce confinement est universel, nous nous sentons un peu moins seuls pour une fois. Du coup l’isolement nous paraît comme une solitude choisie pour éviter la pollution de notre monde encrassé par des virus plus virulents qui trônent sur leurs siège, ,indecrottables que celui qu’on est en train de combattre.

    Sissi zayyat

    11 h 09, le 28 avril 2020

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